Jean-Louis Bory est un double maudit. Son premier roman, Mon village à l'heure allemande, obtient le prix Goncourt, en 1945. Il a alors 26 ans. Puis, bien avant le moderne coming out, il évoque son homosexualité dans Ma moitié d'orange en 1973. Deux best-sellers qui encagent, tuent lentement. Bory, pédé superstar, entre reconnaissance gay et insultes seventies ? Ca ne pouvait durer. A Jean-Louis Curtis, il glisse : “Je suis las d'être devenu le gugusse de l'homosexualité militante.” Le spleen devient son compagnon de mauvaise fortune. Dépression au dessus du jardin de sa maison de Méréville. Il achète une carabine. On ne sait jamais. Une nuit de juin 1979, on a su.
Bory,
trop rarement, revient sur le devant d'une scène littéraire
minuscule. Une biographie, signée Daniel Garcia. Un anniversaire. Un
avant-propos, ou un article, d'Eric Neuhoff. Un best-of du « Masque
et la plume », dont il a fait les belles heures radiophoniques
en ferraillant avec Georges Charensol. Le ton montait très vite. Ce
s'énervait, se bousculait, se réconciliait. Ils étaient les Sartre
et Aron du 7e art. En plus drôles. Il était préférable d'avoir
tort avec Bory que raison avec Charensol. Pour s'en convaincre, une
merveille oubliée : ses chroniques cinématographiques publiées
chez 10/18 dans les années 70.
Si
Bory était un beau parleur des ondes et des plateaux TV, le meilleur
de son style, ce qui restera quand les années auront tout balayé,
il l'offre chaque semaine au Nouvel
Observateur,
après s'être fait la main dans Arts.
Les papiers de cinéma de Bory sont un roman édité dans le journal
de Jean Daniel et recueillis, en plusieurs tomes : Des
yeux pour voir
(1971), La
nuit complice
(1972), Ombre
vive
(1973), L'écran
fertile
(1974), La
lumière écrit
(1975), L'obstacle
et la gerbe
(1976), Rectangle
multiple
(1977). Des volumes à ouvrir après avoir consulté l'index, ou au
hasard. On corne des pages. On souligne des morceaux de bravoure. On
y revient.
Bory
nous raconte une histoire de France, décalque en 24 images/seconde
de celle de Michelet, à travers les regards de Godard, Chabrol et
Claude Sautet. Une autre époque et une certaine idée de notre
« cher et vieux pays ». Pas de Luc Besson dans les pages
de Bory, ni de danybooneries. Pasolini s'invite, Bunuel aussi.
Frontières ouvertes aux génies. La vulgarité est prise en grippe.
Il y a des partis-pris, des emballements et des cibles. Vadim est
maltraité. « Le
véritable Et
Dieu créa la femme,
c'est Godard qui l'a tourné, et cela s'appelle Le
Mépris. »
Ce n'est rien, en comparaison du traitement réservé à Michel
Audiard : « A
propos du cinéma supportable ou insupportable, les films de monsieur
Audiard sont hors de ma compétence. Beaucoup trop subtils pour moi.
Monsieur Audiard, nul ne l'ignore, est le Molière du Hurepoix. Il
est même le seul Molière du Hurepoix à filmer directement en
audiard. J'ai déjà marché dans de l'audiard. Comme c'était du
pied gauche, ça m'a porté chance. Il ne faut pas abuser des bonnes
choses. »
La réponse d'Audiard sera cinglante. Duel à coups de plumes
aiguisées.
D'une
oeuvre l'autre, Bory dessine son univers. Le charme discret de la
bourgeoisie n'est pas détesté. Des jeunes filles embrassent des
ouvriers. Les garçons hésitent entre les mamans et les putains. Il
commence à y avoir trop de flics dans les rues et sur les écrans.
La joie et la mélancolie jouent au ping-pong. Chaque chronique est
un enchantement. Le cinéma y était à la fête. C'était avant.
Francis Ford Coppola acquiesce : « Il
n'y a plus de cinéma: il y a des films. »
Et Bory est mort.
***
37bis
Boulevard de la Chapelle, le froid et des forces de l'ordre. Une
figure imposée depuis un triste vendredi 13. Pour réchauffer l'air
d'automne, Eric Naulleau et Graham Parker mêlent littérature et
rock n' roll. Etincelles promises dès l'invitation : « On
les emmerde le 23 novembre aux Bouffes du Nord. »
Inutile de préciser la cible visée. Avant de gagner leurs
strapontins, Cyril Montana et son amie, Jeanne, se mettent en
condition. Prendre garde, toutefois, à l'abus de vin rouge
portugais. Cyril avoue ne guère connaître Graham Parker. On se
rappelle son apparition, filmée par Judd Apatow, dans 40
ans: Mode d'emploi
et une phrase de
Bruce Springsteen : « Il
est le seul rockeur pour lequel j'achèterais une place de concert. »
Du balcon du théâtre, Parker a la voix de Bob Dylan jeune et le
visage de Dennis Hopper vieux. Ses lunettes fumées aux reflets
jaunes font leur effet. Sur scène, Naulleau fait les présentations
: « 40
ans de rock vous contemplent. »
Nous pensions connaître Eric. Ex-terreur cathodique du samedi soir,
lettré camarade de joutes de Zemmour et fan de beau jeu
footballistique. Nous nous trompions. Eric est un éternel adolescent
dont l'idole se nomme Graham Parker. Une addiction qui donne son
titre au texte dont il lit des morceaux choisis : Parkeromane.
Sa voix est en place; son émotion, à fleur de peau tannée. A
chaque titre interprété par Parker - « Watch the moon come
down », « Between you and me », « Don't ask
me Questions » -, le regard de Naulleau se perd dans les
souvenirs. Les années défilent; on voyage. De la France de Giscard
d'Estaing à Minneapolis. En guest-star : Yves Calvi circa 1977,
Philippe Manoeuvre, Ken et Barbie, et le poète Henri Cole. On pense
à un beau roman de Philippe Lacoche : Tendre
rock.
A la fin d'un long rappel, mots et notes sont enlacés dans les
têtes. Ca donne envie de trinquer. Au bar, le sourire de Tristane
Banon fait plaisir. Un certain Patrick Lefebvre, absent, est épinglé
avec drôlerie. Sylvie Le Bihan-Gagnaire oublie une blessure au genou
en badinant avec « un jeune homme prometteur »: Gautier
Battistella. Gaspard Proust est évoqué. Son prochain spectacle et
la sortie de L'Idéal,
film de Frédéric Beigbeder dont il tient le premier rôle, sont
attendus en 2016. Nathalie, silhouette brune et bronzée venue de la
Côte d'Azur, s'amuse à faire l'autruche dans son sac Chanel.
Naulleau et Parker apprécient, d'un éclat de rire partagé. Ils
sont heureux; ont réussi leur coup. Douceur des choses pas morte.
***
C'est
une histoire d'amitié, d'amour et de vengeance : deux hommes et des
femmes en banlieue rouge. Patrick Besson, le gamin de Montreuil de 28
Boulevard Aristide Briand,
nous amène à Malakoff entre juillet 1989 et la fin de l'année 93.
Notre révolution contemporaine : « Quand
les français apprirent à marcher et à téléphoner en même
temps. »
Philippe,
malade du coeur en attente d'un greffon, et Vincent, professeur de
lettres, sont voisins d'immeuble. Ils se retrouvent au café Le
Carrefour ou au Kémia, aujourd'hui Café M. De quoi parlent deux
camarades qui ne le sont pas vraiment ? Ils refont le monde en train
de se défaire et passent en revue les filles de leur vie, comme des
militaires. Il y a le bicentenaire de la prise de la Bastille et des
mères très présentes, la volée de revers de Stefan Edberg et
Monica Seles, des murs qui tombent et des petites amies. Vincent, qui
tient la plume du roman, aimait à l'époque autant la bicyclette que
les femmes. Les femmes de Philippe, surtout, auxquelles il offrait
des bicyclettes : Vanessa, Sonia, Karima. Il les fait rire sans être
drôle : « Vous
n'avez pas d'animal domestique ? Non: une aide ménagère ».
Technique de drague imparable. Elles se donnent assez facilement,
vont et viennent, avant de s'enfuir. Vincent n'est pas fréquentable:
« Être
la cocue d'un cardiaque : la honte. »
Elles savent qu'il finira mal. C'est-à-dire : mort.
Besson
ne s'embarrasse pas d'un mauvais suspens. Préfère une chute finale,
qui ressemble à une fugue. On pense à Une
femme riche;
également à Accessible
à certaine mélancolie et
Belle-soeur.
Des romans où les enfants tristes des présidences Chirac et
Mitterrand tentent de ne pas se perdre. Ne
mets pas de glace sur un coeur vide
est dans cette ligne douce et dure. Temps suspendu à la pointe sèche
des dialogues et fulgurances. Besson a réussi son coup. Il date nos
joies et notre spleen. On en redemande. Ca tombe bien. Pense-bête
– suivi de Sorties
est déjà en librairie.
Patrick
Besson, Ne
mets pas de glace sur un coeur vide,
Plon
Patrick
Besson, Pense-bête – suivi de Sorties, Mille et une nuits
***
Nous
n'avons pas encore lu Loulou Robert. C'est compliqué : on ne parle
que d'elle. Ce qui donne l'impression de tout savoir, déjà, sur
Bianca.
En lice pour le prix Goncourt du premier roman. La concurrence est
sévère chez Drouant. Face à Loulou, Olivier Bourdeaut est favori
avec En
attendant Bojangles.
Au festival « Lire à Limoges », il a séduit sans forcer
lectrices et libraires. Uniquement les lectrices ? Les hommes, on le
sait, ne lisent pas. Les armes imparables d'Olivier : disponibilité,
sourire et humilité. La rançon de la gloire et du succès. Dans le
désordre. Loulou n'était pas à Limoges. Normal : elle est partout
ailleurs. Fille de Denis, journaliste préféré de Clearstream et
Philippe Val, et soeur de Nina, elle a imposé son prénom. Il faut
s'y faire. Quand on reçoit, par exemple, un sms de Baptiste Liger :
« You're
in love with Loulou ? »
Un aveu : nous nous sommes demandé qui était Loulou. C'était,
comme dans la publicité, avant. On ne jure désormais que par elle.
Loulou a eu droit à son portrait pleine page dans Libération,
à la colonne de Frédéric Beigbeder dans le Figaro
Magazine.
Les magazines féminins, non plus, ne l'ont pas manquée. Top modèle
et écrivain : une jolie carte de visite pour une brune sensuelle
d'1m72 née à Metz, passée par Paris et New York avant retour dans
la capitale. Plus sexy que les écrivains-éditeurs, espèce en voie
de disparition, ou que Christine Angot, qui bouge encore. Une mode
pourrait être lancée. Ce ne serait pas pour nous déplaire. Il y
avait Géraldine Maillet; il y a Loulou. Ses lignes fines et claires;
ses courbes douces. Un esprit stylé dans une silhouette longiligne.
Notre premier souvenir d'elle : dans les pages de Lui.
Le numéro de l'été 2015. Marie de Villepin était en couverture,
sein gauche en liberté et guitare entre ses doigts érotiques.
Loulou : la fille de la porte d'à côté. Légèreté des mots et
chic des photos signées Leïla Smara. Un autre souvenir : son
évocation par Franck Maubert, à la sortie d'un déjeuner à la
Cantine du Troquet, rue du Cherche-midi. Au menu : couteaux à la
provençale, lottes, un coteau d'Aix et Loulou. Franck a lu Bianca,
a aimé, le conseille. Les beaux goûts de Maubert. La mise en bouche
du roman de Loulou
est
enfin sous nos yeux : « Je
m’appelle Bianca. C’est ma mère qui a choisi ce prénom. C’est
son côté « Américaine » même si l’Amérique, elle connaît
pas. Il y a un mois jour pour jour, assise dans mon salon en
compagnie de Teddy, le chat de la maison, je regardais la télévision.
Teddy dormait, les lignes de ses lèvres supérieure et inférieure
me souriaient. Il avait l’air bien. Je me suis dit que si je
fermais les yeux et laissais tout aller, je sourirais peut-être
comme lui. Les lignes bleues qui sillonnent mes poignets ont été
inondées de rouge, du rouge sur le sol, sur mes vêtements. Au
moins, ce n’était plus tout noir. Au moins il y avait de la
couleur. »
Se suicider à 16 ans, on n'a pas idée. Littérature suit, quelques
années plus tard. Nous sommes sous le charme.
Loulou Robert, Bianca, Julliard
Textes parus dans Schnock, le Figaro, Service littéraire et Technikart
Loulou Robert, Bianca, Julliard
Textes parus dans Schnock, le Figaro, Service littéraire et Technikart