lundi 22 décembre 2014

Oona & Salinger & Beigbeder & Sakespeare and Company ...


Rue de la bûcherie, devant Shakespeare and Company, la pluie fait claquer ses stilettos. Une foule joyeuse prend l'eau. Tout le monde ne rentrera pas. Sylvia Whitman, âme blonde des lieux, nous guide jusqu'à la salle bondée. Au premier rang, Christine – maman de Frédéric Beigbeder – et Lara, brune héroïne. L'écrivain est bien entouré. Il commence, en anglais et en douceur, sa lecture. Oona O'Neill apparaît dans la fumée du Stork Club ; J.D. Salinger n'a d'yeux que pour elle. On le comprend. Truman Capote s'invite. Fusées mondaines et railleries haut perchées sont au rendez-vous. A chaque mot, Beigbeder rafle la mise. Son élégance touche à l'oral comme à l'écrit. Il répond à des questions, digresse autour de l'idée de « love story » : « Dans la vie, c'est toujours mieux quand l'amour est réciproque ; dans un livre, surtout pas ! » Un moment de grâce : la plus charmante des actrices anglaises, Lola Peploe, lit une nouvelle de J.D. Salinger : « The heart of a broken story ». Parue dans Esquire en 1941, elle n'a jamais été republiée. La voix de Lola épouse au plus près les phrases de Salinger : elle caresse et elle cogne. Nous n'avons pas le temps de regretter la fin du texte. Annie Chaplin, fille de Oona et Charlie Chaplin, se lève. Elle est heureuse, émue. Entre ses mains : une lettre, datée de 1940, de Salinger à Oona. Un cadeau pour Frédéric, après avoir été séduite par son roman. La lettre est une merveille de drôlerie poétique : "Tu es une menteuse. Les menteuses ne vont pas au paradis. Seules les filles avec des bagues sur les dents vont au paradis. Et Rita Hayworth" ; "Dans l'avenir, je serai gay, je descendrai Park Avenue sur un cheval blanc en jetant des bouteilles de champagne sur les mendiants aveugles." La lecture achevée, personne ne veut partir. Des bulles, de la maison Ruinart, permettent de prolonger le plaisir. Lola Peploe, elle, préfère un verre de vin. On le lui sert volontiers. Les conversations s'envolent. Alain Kruger évoque Pascal Thomas et Jean-Yves Katelan ; Fabrice Gaignault regrette que The Way We Lived Then, de Dominick Dunne, ne soit pas édité en France. Nous flânons entre les fantômes d'Hemingway et de Fitzgerald. Un lit, dans une pièce remplie de livres, attend qu'on s'y allonge. Les vagabonds de la littérature, appelés « tumbleweeds », sont ici chez eux. Alors que Frédéric Beigbeder récite, en trinquant, un poème de Paul-Jean Toulet, une ultime pensée s'impose : « la douceur des choses ».

Papier paru dans Le Figaro, "Ca c'est Paris", décembre 2014

mercredi 10 décembre 2014

samedi 29 novembre 2014

L'année des méduses - Christopher Frank


 
Quel âge avions-nous ? 13 ans, 14 ans peut-être. Il n'y avait pas plus belle fille que Valérie Kaprisky, seins nus sur une plage méditerranéenne. Elle avait pourtant de la concurrence : Marushka Detmers, Fiona Gélin, Clio Goldsmith, on en oublie. Une des trois chaînes télé rediffusait L'année des méduses, de Christopher Frank, à l'affiche en 1984. On était sous le charme pervers de Valérie, alias Chris, qui manipulait les garçons et couchait avec des hommes mariés, qu'elle congédiait d'une phrase : « Votre femme doit vous attendre. ». Nous n'étions pas insensible, dans le même temps, à Claude, la mère de Chris. Il faut dire que Claude avait les traits de Caroline Cellier. Ce n'était pas rien Caroline Cellier dans les années 80. Nous nous demanderons, plus tard, si L'année des méduses n'était pas une version eighties et tropézienne de La maman et la putain. Les puristes hurlaient. Peu importe. On le sait, il est toujours difficile de choisir entre maman et putain. Le soleil n'aide pas, cognant les sens en éveil. Pas sûr, d'ailleurs, que les Ray-Ban Pilote que portait Bernard Giraudeau, qui interprétait Romain Kalides, aient permis à son regard clair de s'y retrouver. Un homme qui porte des chaussettes de tennis blanches et s'endort à midi sur le ventre d'une pucelle est forcément louche. Il croit mener le jeu ; il finira mal.

Comme souvent, le film était un roman, publié la même année. On sent que Christopher Frank a écrit l'un en pensant à l'autre. Un roman pour le prix d'un scénario ? De deux pierres, un bon coup. L'année des méduses est rapide, presque bâclé, plein de charme. Rien ne manque. Frank soigne l'essentiel, ses silhouettes : « Chris avait seize ans cette année-là, petite statuette bronzée aux yeux verts, aux cheveux presque noirs. A peu près parfaite. Et cette année, pour la première fois, on la regardait davantage que sa mère. Laquelle, revenant de la douche, l'arrosa de gouttelettes en s'allongeant sur le matelas voisin. » Claude n'est pas délaissée : « Elle installait face au soleil son corps un peu plus lourd, aux contours un peu moins nets, mais beau et plus que désirable. Le moindre de ses mouvements et chacun de ses regards portaient le soupçon d'une promesse, une secrète disponibilité. Quarante ans, les mêmes yeux verts que Chris, moins de régularité mais plus de finesse dans les traits, des cheveux plus courts et plus clairs, Claude opposaità la beauté lisse et presque fermée de sa fille la douceur et le charme de sa fêlure : son âge ; son âge qui l'obsédait insidieusement, expliquait ses absences moroses, provoquait dans son comportement de subits et imprévisibles dérapages. » On voit les visages, les corps : Kaprisky, Cellier ; on sonde les cœurs secs. Il est interdit aujourd'hui d'écrire ainsi. Trop de légèreté, lenteur et vitesse mêlées, intrigue noire qui se déroule à sa guise sous le soleil. Frank, pourtant, sait manier la complexité. Il suffit de savoir lire. Son histoire passe par des flashbacks. A 14 ans, Chris en faisait déjà de belles. On la ramenait chez elle en 604. Elle maniait le téléphone comme un sniper sentimental. Petite peste adepte des petites morts. On ne la surnommait pas encore Salomé, la fille qui danse. Les personnages secondaires, surtout, sont des premiers rôles. Frank les réussit tous : barman, couple d'Allemands en vacances, bourgeois trompeur et bourgeoise trompée. Romain, aventurier et gigolo, a droit à un traitement particulier. L'alcool et les volutes, on s'en doutait, sont l'autre nom de la mélancolie. Il est recommandé d'en abuser. Le stylo de Frank, l'air de ne pas y toucher, est la plus précise des caméras.

Christopher Frank : un écrivain de cinéma. On n'en sort pas. Ils s'appelaient Claude Néron, Pascal Jardin, Paul Gégauff, Jean-Loup Dabadie, Michel Audiard, Alain Page. Internet garde quelques traces de leurs œuvres. La mémoire, décidément, n'est plus une idée neuve. Le 7e art, à une époque, ne pouvait se passer de plumes. Si l'on en croit la publicité : ça, c'était avant. Ne pas oublier toutefois que La nuit américaine, prix Renaudot 1972, a été mis en images par Zulawski : L'important, c'est d'aimer. Frank, lui, a adapté Romain Gary, Jean-Marc Roberts, Paul Morand, entre autres. On le trouve également au générique de films qui nous sont chers, précieux et rares, impossibles pour beaucoup à visionner. Nos préférés : Le mouton enragé, Cours privé – avec la délicieuse Elisabeth Bourgine – et Elles n'oublient jamais. Un dernier long-métrage, écrit et réalisé par Christopher frank, qu'il n'a jamais pu voir en salle. Il est mort, non pas mordu par une méduse, mais en achevant le montage. Nobody's perfect.

Christopher Frank, L'année des méduses, Le Seuil, 1984
Papier paru dans Schnock #13, décembre 2014

L'amour est déclaré - Lecture musicale de Nicolas Rey et Mathieu Saïkaly


A la Maison de la poésie, chaque jeudi, ne pas arriver en retard. Après 20 heures, les portes de la salle Lautréamont sont closes. Patrick Besson en sait quelque chose. L'auteur de Déplacements n'a pas pu entrer. Dans la cave voûtée et remplie, nous étions une quarantaine au coude à coude. Une atmosphère intime qui sied à « Et vivre était sublime », la création de Nicolas Rey et Mathieu Saïkaly. Le jeune musicien, pied nu comme un personnage de Sagan, est le premier sur la scène minuscule : une table, deux chaises, un pupitre. Dans les rangs, ça ne cesse de badiner. On croit reconnaître Eva Green, Emmanuelle Devos et Mazarine Pingeot. C'était une erreur. Les brunes silhouettes n'ont pas fini de nous perdre. Nicolas Rey, enfin, apparaît. On dirait une rock star aux hanches fragiles. Il s'assoit, se saisit d'un cahier. Ses mains tremblent légèrement, telle une caresse sur le papier ; sa voix d'humour et de mélancolie se pose, s'envole. Elle porte des mots tendres et crus signés Albert Cohen, Régis Jauffret ou Louis-Ferdinand Céline. Ne pas oublier le titre du dernier roman de Nicolas : L'Amour est déclaré. Il prend une lumière nouvelle. Une minute de silence est demandée, hommage aux hommes qui trompent leur femme. Préférer, toujours, le taxi de 5 heures du matin à celui de 7 heures. Les habitué(e)s acquiescent d'un rire gêné. En écho, Mathieu Saïkaly, alias « mon petit paquet de chips », reprend Nirvana, Johnny ou Lou Reed. Connaissez-vous Olive Sohn ? L'héroïne de Néfertiti dans un champs de cannes à sucre, de Philippe Jaenada, fait grimper la température. Dans la voix, tantôt douce tantôt déchaînée, de Rey, Olive fait les 400 coups en caraco et petite culotte. Paul Morand approuve : « Elle était belle comme la femme d'un autre. » Des rires saluent l'énoncé des trois règles d'une première étreinte réussie entre amoureux ; Matthieu Saïkaly chante « Sous les jupes des filles ». Applaudissements et cris de joie indiquent que le spectacle ne doit pas s'achever. On en redemande. « Walk the line » rythme d'ultimes aphorismes d'Oscar Wilde, de Bukowski ou le très contemporain : « Hier soir, je me suis bourré la gueule avec Michel Sapin, je ne te raconte même pas ... » En quittant la Maison de la poésie, la petite musique des artistes nous manque déjà. On s'est souvenu de notre découverte, en 1998, de Treize minutes, début prometteur de Nicolas Rey. Penser à le relire, dans son édition Valat d'origine. Histoire de retrouver et prolonger notre plaisir. Elles sont précieuses, les rock stars aux hanches fragiles ...

Papier paru dans le Figaro, octobre 2014

Notre plaisir en littérature - Thomas Morales


Une préface fraternelle de Jerôme Leroy - « Le goût, le temps et la mélancolie » - et des chroniques de Thomas Morales : nous sommes en territoire connu et aimé. Il est vrai que ces deux plumes nous enchantent de leurs mots, chaque ouiquende, sur Causeur. On retrouve d'ailleurs dans Lectures vagabondes des textes de Morales lus ici, semaine après semaine. Délicatement recueillis, ils prennent un nouvel envol, à la grâce toujours efficace.
Leroy, pour ceux qui ne connaîtraient pas Morales, n'ayant ouvert ni Mythologies automobiles ni son Dictionnaire élégant de l'automobile, se charge des présentations : « Thomas est affligé d'un double handicap presque rédhibitoire pour survivre aujourd'hui : il est nostalgique et il aime le style. » Thomas, on le comprend aisément, ne pourrait s'appeler Macron, Morano ou Rebsamen. Il possède d'autres lettres de noblesse, qui font de lui un descendant de Paul Morand – Mon plaisir en littérature - et de La liberté de blâmer de Renaud Matignon. Deux auteurs à l'honneur dans ses articles buissonniers, avec tant d'autres dont on ne se lasse pas de tourner les pages. Qui, aujourd'hui, évoque Creezy de Félicien Marceau, Jacques Perret ou encore Albert Cossery ?
Si Morales est un homme de goût, il est surtout d'une élégance folle. Il joue sur du velours côtelé, se grimant en critique littéraire, dans un immonde qui ne lit plus, pour nous faire passer, en fraude charmante, son idée de la dolce vita à la française. Selon les jours et les livres, il aime la vitesse et la lenteur, les âmes damnées et les cœurs rouge vif, l'ennui et les slows, les charmants petits monstres et les longues jambes des actrices oubliées. Liste non-exhaustive. Il ne néglige ni la poésie, s'y essayant avec talent, ni les dictionnaires chics. On devine que le prix Nobel de littérature attribué à Patrick Modiano a dû le réjouir. Il taquine Jean d'Ormesson, à la manière de Bernard Franck griffant, dans « Grognards et Hussards », Jacques Laurent, Roger Nimier et Antoine Blondin. L'admiration, parfois, ne déteste pas les pieds-de-nez.

D'un écrivain l'autre, Morales esquisse surtout sa géographie intime et universelle, où il cultive l'art de la fugue. Paris-Berry, pour lui, est à la fois un petit bijou signé Frédéric Berthet et la ligne claire de ses flâneries. Ça ne l'empêche pas de voyager en Italie, sur une mélodie de Lilicub. A son retour, une chambre l'attend à l'hôtel de la Plage, à Locquirec. Nous ne serions pas surpris qu'il enlace la jeune Sophie Barjac, tandis que Mort Shuman chanterait « Un été de porcelaine » et que, dans l'air, flotteraient des volutes de Craven A.

Lectures vagabondes, finalement, n'est pas un recueil d'articles. Thomas Morales signe bien plus le roman de « la douceur des choses ». Ce sentiment bizarre, si cher à Paul-Jean Toulet et incompréhensible à beaucoup, que Morales éclaire d'une fulgurance : « Juste partager trois minutes de bonheur, voire plus si affinités. » Mission accomplie, Thomas.
Thomas Morales, Lectures vagabondes, La Thébaïde, 2014
Papier paru sur Causeur.fr, novembre 2014

samedi 18 octobre 2014

Claude Néron, à la recherche de Lily (Max et les ferrailleurs)


 
C'était le début des années 70. Il est bon de se souvenir. Le cinéma était une affaire d'écrivains. La « politique des auteurs », chère à la Nouvelle Vague, ne tenait pas le coup. Sacré Truffaut : « Je ne conçois d'adaptation valable qu'écrite pas un homme de cinéma. » Il ne manquait pas d'air. Il suffit de laisser défiler le générique des films. Le nom des écrivains (de cinéma), autrement appelés scénaristes, s'y affichait en lettres capitales. Michel Audiard faisait du Audiard. Pascal Jardin adaptait Simenon et Félicien Marceau. Paul Gégauff était l'âme damnée de Claude Chabrol. Daniel Boulanger soignait les dialogues de Philippe de Broca. Jean-Loup Dabadie et Claude Néron, eux, œuvraient avec Claude Sautet.

Si Dabadie, feu follet et plume des meilleures comédies françaises, n'a plus à être présenté, on sait peu de choses sur Claude Néron. Un oublié des manuels de littérature et de wikipedia. Né en 1926 à Paris, la guerre lui donne l'occasion de faire l'école buissonnière. Tel un romancier américain, il passe d'un métier l'autre : groom, ébéniste, fourreur, chauffeur de taxi, courtier en publicité, ferrailleur, joueur de bridge (liste non exhaustive). Mais Néron n'a qu'une envie : écrire. Ce qu'il fait, dans un style noir, lyrique et populaire. La NRF publie en 1964 un texte : « Le Combat de boxe ». Suivront des romans : La Grande Marrade (1965), Max et les ferrailleurs (1968), Mado (1976) et Les chiens fous (1983). Tous seront adaptés sur grand écran : par Claude Barrois pour le dernier, sous le titre Le Bar du téléphone ; par Claude Sautet pour les autres, La Grand Marrade devenant Vincent, François, Paul et les autres. Néron est mort en juin 1991.
Max et les ferrailleurs, paru chez Grasset, est à l'origine de sa rencontre avec Sautet, qui vient de connaître le succès avec Les Choses de la vie. Sur les conseils de son producteur, Sautet s'intéresse à l'histoire de ce flic, Max, qu'obsède l'idée de piéger en flagrant délit une vieille connaissance, Abel, et son gang de ferrailleurs. Il ne lit pas immédiatement le roman, demande d'abord à sa scripte, Geneviève Cartier, de le faire : « Ma cocotte, tu vas lire ce livre et tu vas m'en faire le résumé. » Geneviève proteste ; Sautet répond : « Je ne te demande pas ton avis. » Le récit commence en août 1962, se déroule sur huit chapitres et s'achève le 5 octobre de la même année. Après lecture du résumé, Sautet se plonge enfin dans les mots de Néron : « Vêtu d’un slip, Max n’était plus tout à fait le même que lorsqu’il était en complet veston. Dans ce dernier état, il pouvait passer pour un homme jeune, grand, assez chétif, les cheveux blonds, coupés ras, au-dessus d’un visage de poupée mécanique. Nu, Max n’était plus exactement pareil et plutôt un solide welter à la limite des moyens. En fait c’était un mi-lourd naturel aussi rapide qu’un léger. Il savait très bien boxer. Il savait faire d’autres choses, mais il savait très bien boxer quand il en avait l’occasion, et il en avait souvent l’occasion. Il tirait très bien aussi, et les flics furent contents de l’avoir avec eux. »

Fasciné par les boxeurs, Sautet accroche, poursuit. Enfant de Montrouge, le réalisme des descriptions de la banlieue parisienne le touche. On s'y croit ; on y est. Néron nous entraîne jusqu'à Nanterre, « cet ancien village qui vit naître vers 420 ou 421 sainte Geneviève, patronne de Paris, et qui est devenue cette ville industrielle dépassant cinquante mille habitants. » Il y a également des scènes de bistrot, des automobiles à l'honneur, des petits truands et des vrais durs qui ne dansent pas. Tout ce que Sautet apprécie. Le bandeau du roman, par ailleurs, lui donne un « pitch » parfait : « Conséquences de l'amateurisme chez les voyous de la Plaine. » Max et les ferrailleurs, c'est décidé, sera son prochain film.

Lui et Néron commencent à travailler sur le scénario, dans un studio de la rue de Ponthieu. L'intrigue prend forme, suivant la narration du livre ; le contour des personnages se dessine. Michel Piccoli sera Max ; Bernard Fresson, Abel. Problème : on cherche la femme. Dans le roman, il y a une certaine Lily, la « poule » d'Abel, mais elle ne fait que passer. Ça manque d'épaisseur pour Romy Schneider, que Sautet veut dans son film. Jean-Loup Dabadie est appelé à la rescousse. Il s'agit de développer Lily, tout en gardant la noirceur de l'histoire. La fin du roman, en outre, ne convient pas à Sautet : « Abel était tué ; Max ne tuait pas Rosinsky ; il restait au café à discuter. » Une nouvelle fois, Dabadie débloque la situation : un échange de regards, intenses et lointains, entre Max et Lily.
A la (re)lecture, le roman de Néron séduit par sa langue au plus près de la dureté d'une époque où rôdent encore les fantômes de la guerre et les « événements d'Algérie ». Max, dit le fou, incarne ce temps, froideur et violence mêlées. Le film, lui, nous émeut par son sens inéluctable de la tragédie en marche et par la grâce de Romy Schneider. Elle est tour à tour forte et fragile, sourire aux lèvres et les yeux noyés de chagrin. Parée d'un déshabillé noir ou d'une robe rouge ou mauve, nue dans son bain avec un chapeau pour unique ornement, photographiée par Piccoli, ou la voix pleine de colère - « Tu es un sale type ! » -, on ne voit qu'elle. Son image ne nous quitte pas. En attendant de la redécouvrir, charme toujours à vif, dans César et Rosalie, Sautet millésimé 1972, sur un scénario une nouvelle fois signé Claude Néron et Jean-Loup Dabadie. La fine équipe du cinéma français.

Préface à la réédition de Claude Néron, Max et les ferrailleurs, "Un roman, un film culte", Archipoche

vendredi 26 septembre 2014

Oona, Jerry, Truman et les autres …


Si certains avaient des doutes sur la qualité d'Oona & Salinger de Frédéric Beigbeder, ils peuvent être rassurés : Eric Chevillard, dame pipi du Monde, a détesté. Ça tombe bien : Chevillard est un critique au mauvais goût très sûr. Alors que Beigbeder s'intéresse au flirt d'Oona O'Neil et de Jerome David Salinger, à l'amour entre Charlie Chaplin et Oona et à la guerre de Salinger débarquant en Normandie, libérant le bar du Ritz puis l'Allemagne, il nous parlerait trop de lui-même, ses voyages, ses amis, ses rencontres, sa muse. La liberté du romancier au cœur de son histoire, Chevillard ne supporte pas. C'est précisément ce qui nous touche chez Beigbeder. Ne choisissant pas entre fiction et non-fiction, il nomme « faction » son chemin des fugues romanesques . Avant de préciser, avec Drieu la Rochelle : « J'ai envie de raconter une histoire. Saurai-je un jour raconter autre chose que mon histoire ? »

Parti en 2007 en reportage à la recherche du plus secret des écrivains américains, Beigbeder a rebroussé chemin au seuil de la propriété de l'auteur de L'Attrape-coeurs. Politesse ou lâcheté ? Des fuites, parfois, sont l'autre nom de l'élégance. Elles permettent aussi de poser les premiers mots d'un roman auquel une photo trouvée dans une cafétéria de Hanover, New Hampshire, offre son héroïne. Quand on a le goût des « infantes brunettes », l'apparition d'Oona bouleverse : sa coiffure à la Gene Tierney, son front, ses sourcils, son nez délicat, ses dents à croquer, son cou, la caresse de ses cheveux sur ses épaules. Beigbeder n'a pas eu le choix. Il lui fallait suivre Oona pas à pas, tout savoir d'elle, l'écrire.

Direction New York, année 1940, le Stork club, 3 East 53rd Street, un dimanche. Oona a 15 ans. Pour reprendre le titre d'un conte de la folie ordinaire de Charles Bukowski, elle est « la plus jolie fille de la ville ». Elle est surtout la fille délaissée du dramaturge et prix Nobel de littérature Eugène O'Neill. « It-girl » d'avant-guerre, elle aime passer son temps dans des lieux chics à fumer et boire des vodka-martini en badinant avec ses amies Gloria Vanderbilt, Carol Marcus et un jeune homme au visage rosé et à la voix haut perchée : Truman Capote. Ca parle de Fitzgerald et de cygnes, de mode et de jazz. Un grand dadais, âgé de 21 ans, se joint à la tablée. On l'appelle « Jerry ». Il écrit des nouvelles, sera bientôt publié sous le nom de J.D. Salinger. Sa timidité bat la chamade pour Oona, qui vole un cendrier et le glisse dans la poche du soupirant. Ils se reverront en bord de mer, s'embrasseront, se disputeront gentiment, se saouleront, s'embrasseront encore. Oona vomira ; Jerry va découvrir un vieux Continent à dénazifier, vomira à son tour. Plus rien ne sera comme avant. Apprentie comédienne, Oona rencontre Charlie Chaplin en 1942, l'épouse. C'est mieux que de jouer dans un mauvais film. La différence d'âge, 36 ans d'écart, leur va bien : « Oona est tombée amoureuse de Chaplin parce que son ambition était derrière lui ; Chaplin est tombé amoureux d'Oona parce que sa vie était devant elle. » Salinger, lui, prend la nouvelle comme une balle plein cœur, avant que d'autres balles, sur les plages Normandes et dans la forêt de Hürtgen, n'achève de le dégoûter d'un immonde où, plus jamais, il ne veut avoir de place. Une tentative de suicide, un roman culte, quelques nouvelles et puis bye-bye. Salinger, reclus à Cornish, sera aux abonnés absents jusqu'à a mort, en 2010.

Après Un roman français – prix Renaudot 2009 -, Frédéric Beigbeder a réussi, surgissant à sa guise de l'ombre d'Oona, Jerry, Truman et les autres, une œuvre intime sur le cœur dérangé des hommes et les passions des adorables « pauvres petites filles riches ». Tout, dans Oona & Salinger, est posé sur la page avec une délicatesse à la fois profonde et légère : les mots qu'on souligne, les silhouettes, la correspondance imaginée entre Oona et Jerry, les digressions, la guerre au plus près de l'odeur de gerbe, de merde et de chair morte, les extraits de nouvelles inédites de Salinger, la bande-son jazzy, l'apparition finale d'une « infante brunette » des années 2010. Oona, aujourd'hui, se prénomme Lara et Frédéric Beigbeder vient de déposer à ses pieds, « cambrés et menus », la plus belle des offrandes : un roman américain - avec détours par la Suisse, Paris libéré et les forêts allemandes jonchés de cadavres - où l'amour, « c'est avoir et ne pas avoir ».

Frédéric Beigbeder, Oona & Salinger, Grasset, 2014
Papier paru sur Causeur.fr, septembre 2014

Maurice Pialat, jeune romancier (Nous ne vieillirons pas ensemble)


Quand on publie son premier roman à 45 ans, l'urgence est passée. On peut ensuite se retirer de la littérature, réaliser des films. Ça a été la stratégie de Maurice Pialat.

Nous ne vieillirons pas ensemble, roman millésimé 1970, s'est transformé, deux ans plus tard, en succès du 7e art. Le second long-métrage de Pialat – après L'Enfance nue – et son plus gros succès, avec Police sorti en 1985. Plus d'1,7 million de spectateurs ont suivi les péripéties chaotiques de Jean Yanne et Marlène Jobert, amants tristes et terribles. Ne pas oublier, ultime pointe du triangle, la femme qu'interprétait Macha Méril.

Pialat a filmé une romance contrariée des années De Gaulle-Pompidou. Tout y passait : amour vache, chambres d'hôtel, tendresse abrupte, larmes, cris, virées en bord de mer, retrouvailles, ruptures. On ne se lasse pas de regarder le film. Marlène Jobert était le sex-symbol français des seventies, révélée par Audiard dans Faut pas prendre les enfants du Bon Dieu pour des canards sauvages. Elle se mettait à nue assez facilement. Ses tâches de rousseur n'étaient pas étrangères à son charme. Face à elle, Jean Yanne est monumental, dans la lignée de son rôle dans le chef d'oeuvre de Chabrol, Que la bête meure. On comprend que le jury du Festival de Cannes lui ait attribué, en 1972, le prix d'interprétation masculine. Sa violence peut émouvoir ; sa sensibilité enfouie cogne. Plusieurs scènes restent en mémoire. Jean Yanne jardine, torse nu. Marlène Jobert le rejoint. Parée de lunettes noires et d'un bikini rayé, elle minaude en douceur : « T'as pas envie de boire quelque chose ? » La réponse claque : « Fais pas chier ! Dégage ! » Dans un balancement de hanches sensuelles, Marlène s'en va. Au volant de sa voiture, Jean Yanne : « Je suis en train de gâcher ma vie ! Tu ne sens pas que j'en ai assez ? Tu ne sens pas qu'il faut que tu te barres ? » Ceci va mal finir. On le sait : tout était déjà dans le roman, dont l'action commence un matin de mai 1966.

A l'époque, Maurice Pialat était un cinéaste qui ne parvenait pas à tourner. Il avait, certes, quelques courts-métrages au compteur. Mais un « vrai »film, non. Les producteurs hésitaient. L'argent ne tombait pas. Pialat tenait sa réputation : caractère de cochon. Et Pialat, marié, avait une liaison amoureuse avec une jeune femme. Las d'attendre, Pialat allait se raconter, peau sur la table et à vif. Un premier roman, même à 45 ans, ce n'est rien d'autres. Les premières phrases donnent le ton : « Je n'ai jamais bien su où j'allais dans la vie et je n'ai surtout pas la notion du temps qui passe. Je suis encore comme ça aujourd'hui, et si je remonte à quelques années, je me retrouve semblable, et plus loin encore, semblable … Est-ce une façon de ne pas vieillir ? Le temps a peu de prise sur celui qui ne le sent pas passer ... » Le narrateur accompagne sa femme, Françoise, à l'aéroport du Bourget. Elle fugue en URSS, à Sotchi. Il lui faut des vacances, perfectionner son russe également. On peut la comprendre. Pialat ne cache rien : « Nous sommes mariés depuis quinze ans, je la trompe depuis huit, et ça fait six ans que je couche avec Colette, que j'ai rencontrée un soir sous le Lido des Champs-Elysées. » Colette ? Elle a 25 ans, tape à la machine, aime faire l'amour, ne veut jamais fêter la Sainte-Catherine. La maîtresse parfaite d'une éducation sentimentale à la française.

Le roman va dérouler, en une centaine de pages, le fil brisé de cette histoire à trois. Pialat, s'il ne s'embarrasse d'aucune fioriture, ne manque aucun détail. Son style est sec et précis. Les personnages sont là ; les dialogues, affûtés. Il y a Paris et sa banlieue, des stations de métro, la Camargue, Honfleur, Cabourg, des trains qui partent à l'heure. L'automobile et les bistrots ont leur importance. On s'y engueule comme rarement. Monsieur Blot, de Pierre Daninos, est acheté en livre de poche au stand des journaux. Le bonheur, entre les lignes, n'est pas prêt d'être une idée neuve. La chute, toujours, est dure : « Je vais dans l'autre chambre. Je me déshabille. Je me mets au lit. J'éteins la lampe. Je suis dans le noir. Je ne dormirai pas. Je ne dormirai jamais plus comme avant. Rien ne sera plus comme avant. Combien de temps mettrai-je pour oublier Colette ? Je n'oublie pas les gens que j'aime. On n'en rencontre as souvent. »

La gorge se serre. Pialat est un auteur bukowskien : l'amour, chez lui, est un chien de l'enfer. Il n'écrira plus de roman. Publié chez Galliera, l'accueil de Nous ne vieillirons pas ensemble a été confidentiel. Le genre d'affront à ne pas infliger à Pialat. On se souvient de sa fusée, au Festival de Cannes 1987, alors qu'il recevait sous les sifflets la palme d'or pour Sous le soleil de Satan : « Sachez que si vous ne m'aimez pas, je ne vous aime pas non plus ! » Difficile de mieux dire.

Il reste maintenant à se plonger dans son unique roman, à revoir ses films – A nos amours ou Le Garçu, par exemple – et, si l'on veut retrouver sa silhouette, à la chercher dans les très belles pages que Jean-Jacques Schuhl consacre à Jean Eustache, dans son recueil des nouvelles : Obsessions.

Préface à Maurice Pialat, Nous ne vieillirons pas ensemble, Archipoche, collection "Un roman, un film culte"

samedi 20 septembre 2014

Clara Bruti


 
Deux bonnes nouvelles : les éditions du Rocher ont trouvé un nouveau souffle et Patrick Besson publie, dans la maison longtemps dirigée par le regretté Jean-Paul Bertrand, La mémoire de Clara. Il faut tordre le cou à une rumeur. Patrick Besson ne publie pas trop. Les mauvais écrivains, eux, publient toujours trop ; Besson (Patrick), jamais. Au contraire. Il pourrait encore accélérer le rythme de ses parutions. Besson, en effet, est un cochon. Chez lui, tout est bon : romans, souvenirs, nouvelles, chroniques, portraits. Peu importe le support qu'on lui paie. C'est l'un des derniers, par exemple, qui nous incite à lire la presse où, toujours, il n'en fait qu'à sa fête. Belle époque que ces années, circa 2000, où il évoquait chaque semaine les livres dans Marianne et Nice Matin, la télévision dans le Figaro Magazine, le cinéma dans VSD et ce qui lui passait par la tête dans Le Point. Recueillis dans d'épais volumes – Le Plateau télé, Avons-nous lu ?, Au Point et Premières séances, aux éditions Fayard -, ses mots nous ont donné le roman buissonnier de la fin de règne de Chirac et du quinquennat Sarkozy. Ce qu'on y lisait, ce qu'on y regardait, ce qu'on y mangeait, les filles qui nous enchantaient, les petits meurtres de Saint-Germain-des-prés, entre autres plaisirs et coups de griffes.

Après avoir saisi l'époque au plus près, l'oeil vif sur elle, Besson a pris le large : retour vers le futur. Dans La mémoire de Clara, nous sommes en 2060. Clara Bruti, ex top-model et ancienne première dame de France, a 93 ans et vit à Nice. Ce n'est pas la grande forme, malgré un charme intact. Le huitième krach boursier depuis la guerre mondiale de 2039-2045, opposant le bloc chiite et le bloc sunnite avec les chrétiens au milieu, n'arrange pas ses affaires. Pour se refaire une santé, elle voudrait écrire ses Mémoires. Problème : Alzheimer lui a enlevé, d'un coup, la santé et la mémoire. En 2060 comme aujourd'hui, on demande des nègres. Un jeune bestseller – son What the fuck a été téléchargé plus de 700 000 fois sur Ypernet – va se charger de faire parler Clara. Ce ne sera pas simple, mais c'est bien payé. Aimé Boucicaut tient à sa devise : « se lever, se laver, se vêtir ». Le reste ne compte pas. Seule exception : Frédéric Berthet. Aimé ne jure que par la vie et l'oeuvre de l'auteur de Daimler s'en va et Felicidad. Il est d'ailleurs en train de rédiger Frédéric Berthet et ses amis (Eric Neuhoff, Anthony Palou, Philippe Sollers, Marc-Edouard Nabe et Patrick Besson). Espérance de ventes ? 500 exemplaires. Un texte qu'il nous tarde de lire.

Boucicaut ressemble à Besson. Plus l'époque est triste, plus il est brillant. Sa politesse vache est dans sa plume. La Mémoire de Clara est un festival de cancans rudes et de style vif. On en apprend de belles sur le temps jadis et les années qui nous attendent. Alzheimer est le personnage principal du roman, le plus sensible des anti-héros de Besson. Des figures ne nous sont pas inconnues : le philosophe-guerrier Cohen-Solal et sa fille Judith, les Lovamour père et fils, Firmin Busnel, le président Brancusi. La biographie comparée de Brancusi et Berthet, deux Neuilly's boys, est un régal. Le destin, parfois, tient à peu de choses. Histoire et histoires de cul se confondent, dans la vie et dans le cerveau abîmé de Clara. Eric Neuhoff, cachottier, n'avait pas encore présenté sa petite-fille Samantha. Besson s'en est chargé pour lui. La demoiselle promet, seins nus sous sa burka. Nous pourrions, comme toujours avec Besson, aligner les citations. Mais il faudrait recopier les 213 pages de La mémoire de Clara, où tout n'est que feux d'artifice et morceaux légers de bravoure, à la fois drôles, bien sentis et servis à point. Tel ce dialogue au couteau et à la caresse :

« Pourquoi on ne baise jamais ?
_ On baise tous les jours.
_ Tu peux raconter ce que tu veux, je ne me souviens de rien.
_ C'est l'avantage de sortir avec une alzheimerienne. Je m'étonne qu'elles n'aient pas davantage de succès auprès des hommes, surtout les mufles. On peur leur faire ce qui nous passe par la tête. »

Patrick Besson, La mémoire de Clara, éditions du Rocher
Papier paru dans La Revue littéraire, Léo Scheer, septembre 2014

Maubert & Malaval



Un aveu : Robert Malaval n'était pour nous qu'un peintre et sculpteur parmi d'autres. Il traversait quelques livres lus. Nous avions entrevus, ici ou là, certaines de ses œuvres. Fabrice Gaignault lui avait consacré un long papier dans un magazine chic. Mais Malaval restait un inconnu, ce qu'il n'est plus une fois lu, aimé et refermé Visible la nuit.

Après avoir flâné du côté de Gainsbourg, Bacon ou Giacometti – Le dernier modèle (pris Renaudot Essai 2012) -, Franck Maubert nous présente Malaval, dont l'autoportrait orne la couverture du roman et qui est tout entier présent, homme plein d'éclats d'âme, au cœur de chaque page. Il touche, fait rire, horripile, émeut de nouveau. On l'observe dans son atelier, Lou Reed ou Bob Dylan en fond sonore. L'oeuvre se crée, multiple dans son unité secrète. La souffrance, souvent, l'emporte sur la joie. Sur la côte d'Azur, villa Nellcôte, la rencontre avec les Rolling Stones laisse un goût amer. On fume avec Robert, on boit avec lui. Au succès qui le happe, à la détresse de ses mauvaises années. Une recommandation : éviter la bière coupée à l'alcool à 90°. Tout ceci finira mal.

Par-delà la figure de Malaval, Maubert esquisse, d'un trait léger et profond, la fin d'une époque. On se balade en espadrilles à ses côtés, de l'été caniculaire 76, celui de sa rencontre avec Robert, à l'été 80, où son ami s'en va. Le roman, ample et précis, se déploie avec lenteur. On pourrait se croire dans un film de Sautet. Mao-Mao, narrateur et double de Maubert, nous sert de guide dilettante dans ce drôle de temps, d'excès et de mélancolie, où certains laisseront des plumes, Malaval le premier. Visible la nuit commence par son suicide et s'achève par son enterrement, point final d'un road-movie en corbillard d'infortune. Entre les deux, Mao-Mao explore les galeries d'art. Le toit des autres devient rapidement le sien. L'une de ses petites amies se prénomme Maria ; une autre, Hélène ; nous en oublions sûrement. Les filles défilent comme dans une fashion-week permanente. Ça a son charme. Les rues de Paris sont le terrain de jeu d'ombres nommées Pacadis, Aragon, Jean-Pierre Léaud ou Yves Saint-Laurent. Mao-Mao les croise puis fugue en Italie en compagnie de Mouche – joueur, écrivain et éditeur – et de sa femme Pamela. C'est à Porto Santo Stefano que Mao-Mao apprendra la triste nouvelle. Il est des phrases serrées comme des gorges : « Cette année 1980, on compte en France 10 341 suicides, dont celui de Robert Malaval. »
S'il fallait définir le style de Maubert, on pourrait évoquer la rencontre sur une table de dissection de Jean-Jacques Schuhl et de Patrick Modiano, entre intime pedigree et entrée des fantômes. Mais ce serait un raccourci trop facile. Depuis son premier roman Est-ce bien la nuit ? jusqu'à ce Visible la nuit, il cisèle une langue qui n'appartient qu'à lui. La preuve : « La vie changeait, nous n'étions plus des enfants. J'avais perdu mon grand frère Robert et mon chagrin ne s'apaisait pas. J'allais avoir vingt-cinq ans, mon insouciance s'était évanouie. Une autre vie démarrait, sans Robert. » De loin, avec Robert Malaval, nous tchinons à la délicatesse si élégante des mots de Maubert.

Franck Maubert, Visible la nuit, Fayard
Papier paru dans La Revue littéraire, Léo Scheer, septembre 2014