vendredi 26 septembre 2014

Oona, Jerry, Truman et les autres …


Si certains avaient des doutes sur la qualité d'Oona & Salinger de Frédéric Beigbeder, ils peuvent être rassurés : Eric Chevillard, dame pipi du Monde, a détesté. Ça tombe bien : Chevillard est un critique au mauvais goût très sûr. Alors que Beigbeder s'intéresse au flirt d'Oona O'Neil et de Jerome David Salinger, à l'amour entre Charlie Chaplin et Oona et à la guerre de Salinger débarquant en Normandie, libérant le bar du Ritz puis l'Allemagne, il nous parlerait trop de lui-même, ses voyages, ses amis, ses rencontres, sa muse. La liberté du romancier au cœur de son histoire, Chevillard ne supporte pas. C'est précisément ce qui nous touche chez Beigbeder. Ne choisissant pas entre fiction et non-fiction, il nomme « faction » son chemin des fugues romanesques . Avant de préciser, avec Drieu la Rochelle : « J'ai envie de raconter une histoire. Saurai-je un jour raconter autre chose que mon histoire ? »

Parti en 2007 en reportage à la recherche du plus secret des écrivains américains, Beigbeder a rebroussé chemin au seuil de la propriété de l'auteur de L'Attrape-coeurs. Politesse ou lâcheté ? Des fuites, parfois, sont l'autre nom de l'élégance. Elles permettent aussi de poser les premiers mots d'un roman auquel une photo trouvée dans une cafétéria de Hanover, New Hampshire, offre son héroïne. Quand on a le goût des « infantes brunettes », l'apparition d'Oona bouleverse : sa coiffure à la Gene Tierney, son front, ses sourcils, son nez délicat, ses dents à croquer, son cou, la caresse de ses cheveux sur ses épaules. Beigbeder n'a pas eu le choix. Il lui fallait suivre Oona pas à pas, tout savoir d'elle, l'écrire.

Direction New York, année 1940, le Stork club, 3 East 53rd Street, un dimanche. Oona a 15 ans. Pour reprendre le titre d'un conte de la folie ordinaire de Charles Bukowski, elle est « la plus jolie fille de la ville ». Elle est surtout la fille délaissée du dramaturge et prix Nobel de littérature Eugène O'Neill. « It-girl » d'avant-guerre, elle aime passer son temps dans des lieux chics à fumer et boire des vodka-martini en badinant avec ses amies Gloria Vanderbilt, Carol Marcus et un jeune homme au visage rosé et à la voix haut perchée : Truman Capote. Ca parle de Fitzgerald et de cygnes, de mode et de jazz. Un grand dadais, âgé de 21 ans, se joint à la tablée. On l'appelle « Jerry ». Il écrit des nouvelles, sera bientôt publié sous le nom de J.D. Salinger. Sa timidité bat la chamade pour Oona, qui vole un cendrier et le glisse dans la poche du soupirant. Ils se reverront en bord de mer, s'embrasseront, se disputeront gentiment, se saouleront, s'embrasseront encore. Oona vomira ; Jerry va découvrir un vieux Continent à dénazifier, vomira à son tour. Plus rien ne sera comme avant. Apprentie comédienne, Oona rencontre Charlie Chaplin en 1942, l'épouse. C'est mieux que de jouer dans un mauvais film. La différence d'âge, 36 ans d'écart, leur va bien : « Oona est tombée amoureuse de Chaplin parce que son ambition était derrière lui ; Chaplin est tombé amoureux d'Oona parce que sa vie était devant elle. » Salinger, lui, prend la nouvelle comme une balle plein cœur, avant que d'autres balles, sur les plages Normandes et dans la forêt de Hürtgen, n'achève de le dégoûter d'un immonde où, plus jamais, il ne veut avoir de place. Une tentative de suicide, un roman culte, quelques nouvelles et puis bye-bye. Salinger, reclus à Cornish, sera aux abonnés absents jusqu'à a mort, en 2010.

Après Un roman français – prix Renaudot 2009 -, Frédéric Beigbeder a réussi, surgissant à sa guise de l'ombre d'Oona, Jerry, Truman et les autres, une œuvre intime sur le cœur dérangé des hommes et les passions des adorables « pauvres petites filles riches ». Tout, dans Oona & Salinger, est posé sur la page avec une délicatesse à la fois profonde et légère : les mots qu'on souligne, les silhouettes, la correspondance imaginée entre Oona et Jerry, les digressions, la guerre au plus près de l'odeur de gerbe, de merde et de chair morte, les extraits de nouvelles inédites de Salinger, la bande-son jazzy, l'apparition finale d'une « infante brunette » des années 2010. Oona, aujourd'hui, se prénomme Lara et Frédéric Beigbeder vient de déposer à ses pieds, « cambrés et menus », la plus belle des offrandes : un roman américain - avec détours par la Suisse, Paris libéré et les forêts allemandes jonchés de cadavres - où l'amour, « c'est avoir et ne pas avoir ».

Frédéric Beigbeder, Oona & Salinger, Grasset, 2014
Papier paru sur Causeur.fr, septembre 2014

Maurice Pialat, jeune romancier (Nous ne vieillirons pas ensemble)


Quand on publie son premier roman à 45 ans, l'urgence est passée. On peut ensuite se retirer de la littérature, réaliser des films. Ça a été la stratégie de Maurice Pialat.

Nous ne vieillirons pas ensemble, roman millésimé 1970, s'est transformé, deux ans plus tard, en succès du 7e art. Le second long-métrage de Pialat – après L'Enfance nue – et son plus gros succès, avec Police sorti en 1985. Plus d'1,7 million de spectateurs ont suivi les péripéties chaotiques de Jean Yanne et Marlène Jobert, amants tristes et terribles. Ne pas oublier, ultime pointe du triangle, la femme qu'interprétait Macha Méril.

Pialat a filmé une romance contrariée des années De Gaulle-Pompidou. Tout y passait : amour vache, chambres d'hôtel, tendresse abrupte, larmes, cris, virées en bord de mer, retrouvailles, ruptures. On ne se lasse pas de regarder le film. Marlène Jobert était le sex-symbol français des seventies, révélée par Audiard dans Faut pas prendre les enfants du Bon Dieu pour des canards sauvages. Elle se mettait à nue assez facilement. Ses tâches de rousseur n'étaient pas étrangères à son charme. Face à elle, Jean Yanne est monumental, dans la lignée de son rôle dans le chef d'oeuvre de Chabrol, Que la bête meure. On comprend que le jury du Festival de Cannes lui ait attribué, en 1972, le prix d'interprétation masculine. Sa violence peut émouvoir ; sa sensibilité enfouie cogne. Plusieurs scènes restent en mémoire. Jean Yanne jardine, torse nu. Marlène Jobert le rejoint. Parée de lunettes noires et d'un bikini rayé, elle minaude en douceur : « T'as pas envie de boire quelque chose ? » La réponse claque : « Fais pas chier ! Dégage ! » Dans un balancement de hanches sensuelles, Marlène s'en va. Au volant de sa voiture, Jean Yanne : « Je suis en train de gâcher ma vie ! Tu ne sens pas que j'en ai assez ? Tu ne sens pas qu'il faut que tu te barres ? » Ceci va mal finir. On le sait : tout était déjà dans le roman, dont l'action commence un matin de mai 1966.

A l'époque, Maurice Pialat était un cinéaste qui ne parvenait pas à tourner. Il avait, certes, quelques courts-métrages au compteur. Mais un « vrai »film, non. Les producteurs hésitaient. L'argent ne tombait pas. Pialat tenait sa réputation : caractère de cochon. Et Pialat, marié, avait une liaison amoureuse avec une jeune femme. Las d'attendre, Pialat allait se raconter, peau sur la table et à vif. Un premier roman, même à 45 ans, ce n'est rien d'autres. Les premières phrases donnent le ton : « Je n'ai jamais bien su où j'allais dans la vie et je n'ai surtout pas la notion du temps qui passe. Je suis encore comme ça aujourd'hui, et si je remonte à quelques années, je me retrouve semblable, et plus loin encore, semblable … Est-ce une façon de ne pas vieillir ? Le temps a peu de prise sur celui qui ne le sent pas passer ... » Le narrateur accompagne sa femme, Françoise, à l'aéroport du Bourget. Elle fugue en URSS, à Sotchi. Il lui faut des vacances, perfectionner son russe également. On peut la comprendre. Pialat ne cache rien : « Nous sommes mariés depuis quinze ans, je la trompe depuis huit, et ça fait six ans que je couche avec Colette, que j'ai rencontrée un soir sous le Lido des Champs-Elysées. » Colette ? Elle a 25 ans, tape à la machine, aime faire l'amour, ne veut jamais fêter la Sainte-Catherine. La maîtresse parfaite d'une éducation sentimentale à la française.

Le roman va dérouler, en une centaine de pages, le fil brisé de cette histoire à trois. Pialat, s'il ne s'embarrasse d'aucune fioriture, ne manque aucun détail. Son style est sec et précis. Les personnages sont là ; les dialogues, affûtés. Il y a Paris et sa banlieue, des stations de métro, la Camargue, Honfleur, Cabourg, des trains qui partent à l'heure. L'automobile et les bistrots ont leur importance. On s'y engueule comme rarement. Monsieur Blot, de Pierre Daninos, est acheté en livre de poche au stand des journaux. Le bonheur, entre les lignes, n'est pas prêt d'être une idée neuve. La chute, toujours, est dure : « Je vais dans l'autre chambre. Je me déshabille. Je me mets au lit. J'éteins la lampe. Je suis dans le noir. Je ne dormirai pas. Je ne dormirai jamais plus comme avant. Rien ne sera plus comme avant. Combien de temps mettrai-je pour oublier Colette ? Je n'oublie pas les gens que j'aime. On n'en rencontre as souvent. »

La gorge se serre. Pialat est un auteur bukowskien : l'amour, chez lui, est un chien de l'enfer. Il n'écrira plus de roman. Publié chez Galliera, l'accueil de Nous ne vieillirons pas ensemble a été confidentiel. Le genre d'affront à ne pas infliger à Pialat. On se souvient de sa fusée, au Festival de Cannes 1987, alors qu'il recevait sous les sifflets la palme d'or pour Sous le soleil de Satan : « Sachez que si vous ne m'aimez pas, je ne vous aime pas non plus ! » Difficile de mieux dire.

Il reste maintenant à se plonger dans son unique roman, à revoir ses films – A nos amours ou Le Garçu, par exemple – et, si l'on veut retrouver sa silhouette, à la chercher dans les très belles pages que Jean-Jacques Schuhl consacre à Jean Eustache, dans son recueil des nouvelles : Obsessions.

Préface à Maurice Pialat, Nous ne vieillirons pas ensemble, Archipoche, collection "Un roman, un film culte"

samedi 20 septembre 2014

Clara Bruti


 
Deux bonnes nouvelles : les éditions du Rocher ont trouvé un nouveau souffle et Patrick Besson publie, dans la maison longtemps dirigée par le regretté Jean-Paul Bertrand, La mémoire de Clara. Il faut tordre le cou à une rumeur. Patrick Besson ne publie pas trop. Les mauvais écrivains, eux, publient toujours trop ; Besson (Patrick), jamais. Au contraire. Il pourrait encore accélérer le rythme de ses parutions. Besson, en effet, est un cochon. Chez lui, tout est bon : romans, souvenirs, nouvelles, chroniques, portraits. Peu importe le support qu'on lui paie. C'est l'un des derniers, par exemple, qui nous incite à lire la presse où, toujours, il n'en fait qu'à sa fête. Belle époque que ces années, circa 2000, où il évoquait chaque semaine les livres dans Marianne et Nice Matin, la télévision dans le Figaro Magazine, le cinéma dans VSD et ce qui lui passait par la tête dans Le Point. Recueillis dans d'épais volumes – Le Plateau télé, Avons-nous lu ?, Au Point et Premières séances, aux éditions Fayard -, ses mots nous ont donné le roman buissonnier de la fin de règne de Chirac et du quinquennat Sarkozy. Ce qu'on y lisait, ce qu'on y regardait, ce qu'on y mangeait, les filles qui nous enchantaient, les petits meurtres de Saint-Germain-des-prés, entre autres plaisirs et coups de griffes.

Après avoir saisi l'époque au plus près, l'oeil vif sur elle, Besson a pris le large : retour vers le futur. Dans La mémoire de Clara, nous sommes en 2060. Clara Bruti, ex top-model et ancienne première dame de France, a 93 ans et vit à Nice. Ce n'est pas la grande forme, malgré un charme intact. Le huitième krach boursier depuis la guerre mondiale de 2039-2045, opposant le bloc chiite et le bloc sunnite avec les chrétiens au milieu, n'arrange pas ses affaires. Pour se refaire une santé, elle voudrait écrire ses Mémoires. Problème : Alzheimer lui a enlevé, d'un coup, la santé et la mémoire. En 2060 comme aujourd'hui, on demande des nègres. Un jeune bestseller – son What the fuck a été téléchargé plus de 700 000 fois sur Ypernet – va se charger de faire parler Clara. Ce ne sera pas simple, mais c'est bien payé. Aimé Boucicaut tient à sa devise : « se lever, se laver, se vêtir ». Le reste ne compte pas. Seule exception : Frédéric Berthet. Aimé ne jure que par la vie et l'oeuvre de l'auteur de Daimler s'en va et Felicidad. Il est d'ailleurs en train de rédiger Frédéric Berthet et ses amis (Eric Neuhoff, Anthony Palou, Philippe Sollers, Marc-Edouard Nabe et Patrick Besson). Espérance de ventes ? 500 exemplaires. Un texte qu'il nous tarde de lire.

Boucicaut ressemble à Besson. Plus l'époque est triste, plus il est brillant. Sa politesse vache est dans sa plume. La Mémoire de Clara est un festival de cancans rudes et de style vif. On en apprend de belles sur le temps jadis et les années qui nous attendent. Alzheimer est le personnage principal du roman, le plus sensible des anti-héros de Besson. Des figures ne nous sont pas inconnues : le philosophe-guerrier Cohen-Solal et sa fille Judith, les Lovamour père et fils, Firmin Busnel, le président Brancusi. La biographie comparée de Brancusi et Berthet, deux Neuilly's boys, est un régal. Le destin, parfois, tient à peu de choses. Histoire et histoires de cul se confondent, dans la vie et dans le cerveau abîmé de Clara. Eric Neuhoff, cachottier, n'avait pas encore présenté sa petite-fille Samantha. Besson s'en est chargé pour lui. La demoiselle promet, seins nus sous sa burka. Nous pourrions, comme toujours avec Besson, aligner les citations. Mais il faudrait recopier les 213 pages de La mémoire de Clara, où tout n'est que feux d'artifice et morceaux légers de bravoure, à la fois drôles, bien sentis et servis à point. Tel ce dialogue au couteau et à la caresse :

« Pourquoi on ne baise jamais ?
_ On baise tous les jours.
_ Tu peux raconter ce que tu veux, je ne me souviens de rien.
_ C'est l'avantage de sortir avec une alzheimerienne. Je m'étonne qu'elles n'aient pas davantage de succès auprès des hommes, surtout les mufles. On peur leur faire ce qui nous passe par la tête. »

Patrick Besson, La mémoire de Clara, éditions du Rocher
Papier paru dans La Revue littéraire, Léo Scheer, septembre 2014

Maubert & Malaval



Un aveu : Robert Malaval n'était pour nous qu'un peintre et sculpteur parmi d'autres. Il traversait quelques livres lus. Nous avions entrevus, ici ou là, certaines de ses œuvres. Fabrice Gaignault lui avait consacré un long papier dans un magazine chic. Mais Malaval restait un inconnu, ce qu'il n'est plus une fois lu, aimé et refermé Visible la nuit.

Après avoir flâné du côté de Gainsbourg, Bacon ou Giacometti – Le dernier modèle (pris Renaudot Essai 2012) -, Franck Maubert nous présente Malaval, dont l'autoportrait orne la couverture du roman et qui est tout entier présent, homme plein d'éclats d'âme, au cœur de chaque page. Il touche, fait rire, horripile, émeut de nouveau. On l'observe dans son atelier, Lou Reed ou Bob Dylan en fond sonore. L'oeuvre se crée, multiple dans son unité secrète. La souffrance, souvent, l'emporte sur la joie. Sur la côte d'Azur, villa Nellcôte, la rencontre avec les Rolling Stones laisse un goût amer. On fume avec Robert, on boit avec lui. Au succès qui le happe, à la détresse de ses mauvaises années. Une recommandation : éviter la bière coupée à l'alcool à 90°. Tout ceci finira mal.

Par-delà la figure de Malaval, Maubert esquisse, d'un trait léger et profond, la fin d'une époque. On se balade en espadrilles à ses côtés, de l'été caniculaire 76, celui de sa rencontre avec Robert, à l'été 80, où son ami s'en va. Le roman, ample et précis, se déploie avec lenteur. On pourrait se croire dans un film de Sautet. Mao-Mao, narrateur et double de Maubert, nous sert de guide dilettante dans ce drôle de temps, d'excès et de mélancolie, où certains laisseront des plumes, Malaval le premier. Visible la nuit commence par son suicide et s'achève par son enterrement, point final d'un road-movie en corbillard d'infortune. Entre les deux, Mao-Mao explore les galeries d'art. Le toit des autres devient rapidement le sien. L'une de ses petites amies se prénomme Maria ; une autre, Hélène ; nous en oublions sûrement. Les filles défilent comme dans une fashion-week permanente. Ça a son charme. Les rues de Paris sont le terrain de jeu d'ombres nommées Pacadis, Aragon, Jean-Pierre Léaud ou Yves Saint-Laurent. Mao-Mao les croise puis fugue en Italie en compagnie de Mouche – joueur, écrivain et éditeur – et de sa femme Pamela. C'est à Porto Santo Stefano que Mao-Mao apprendra la triste nouvelle. Il est des phrases serrées comme des gorges : « Cette année 1980, on compte en France 10 341 suicides, dont celui de Robert Malaval. »
S'il fallait définir le style de Maubert, on pourrait évoquer la rencontre sur une table de dissection de Jean-Jacques Schuhl et de Patrick Modiano, entre intime pedigree et entrée des fantômes. Mais ce serait un raccourci trop facile. Depuis son premier roman Est-ce bien la nuit ? jusqu'à ce Visible la nuit, il cisèle une langue qui n'appartient qu'à lui. La preuve : « La vie changeait, nous n'étions plus des enfants. J'avais perdu mon grand frère Robert et mon chagrin ne s'apaisait pas. J'allais avoir vingt-cinq ans, mon insouciance s'était évanouie. Une autre vie démarrait, sans Robert. » De loin, avec Robert Malaval, nous tchinons à la délicatesse si élégante des mots de Maubert.

Franck Maubert, Visible la nuit, Fayard
Papier paru dans La Revue littéraire, Léo Scheer, septembre 2014

jeudi 4 septembre 2014

Prix Goncourt 2014, la vraie liste ...


Ca devient une habitude. Tous les ans, début septembre, le jury Goncourt s'égare. Nostalgie de l'été, qu'on souhaite prolonger, ou abus de belles quilles ? Nous n'incriminerons personne. Il n'empêche : les 15 romans qui figurent sur la première liste de la vénérable institution ne peuvent être qu'une blague de fin de repas. Un twite, dont il a le secret, de Bernard Pivot - auteur on le rappelle de Les tweets sont des chats - vient de rétablir la vérité. Les 15 romans sélectionnés pour le prix Goncourt 2014 sont :

Olivier Maulin, Gueule de bois, Denoël
Franck Maubert, Visible la nuit, Fayard
Anne Berest, Sagan 54, Stock
Jérôme Leroy, L'ange gardien, Gallimard
Oscar Coop-Phane, Octobre, Finitudes
Frédéric Beigbeder, Oona & Salinger, Grasset
Stéphane Guibourgé, Les fils de rien, les princes, les humiliés, Fayard
Eric Tellenne, Ronan et Loïza, Ecriture
Patrick Besson, La mémoire de Clara, Le Rocher
François Roux, Le bonheur national brut, Albin Michel
Bruno Deniel-Laurent, L'idiot du palais, La Table ronde
Bénédicte Martin, La femme, Les Equateurs
Frederika Amalia Finkelstein, L'oubli, L'Arpenteur
Louis-Henri de La Rochefoucauld, Gaudriole au golgotha, L'Arpenteur
Philippe Cohen-Grillet, Usage de faux, Ecriture

Merci Bernard !

Noire est la beauté - Jérôme Leroy/L'Ange gardien


Depuis L'Orange de Malte, en 1990, Jérôme Leroy s'est toujours joué des genres : nouvelles, polar, poésie, anticipation, flânerie. Homme élégant du communisme, tendance Roger Vailland, il n'en fait qu'à ses envies, souvent teintées de mélancolie. C'est que, derrière ses Ray-Ban, Leroy ne manque rien des dérèglements de l'immonde, qu'il observe sans oublier un monde d'avant où des jeunes filles en fleur avaient plaisir à lire Paul-Jean Toulet sur le rebord des tombes.

En 2011, Le Bloc dressait, en se focalisant sur quelques figures d'un parti très à la mode, le tableau d'une France sous émeutes et sous perfusion. L'Ange gardien va encore plus loin, plus profond, quêtant le dessous des cartes de la mort en marche. Mort d'un « cher et vieux pays », mort des sentiments, mort de la douceur des choses. Le parti très à la mode est sur toutes les lèvres et tous les bulletins de vote. Des officines complotent dans l'ombre. On tue sans compter pour assurer le désordre public. La République ressemble à une Grèce saignée à blanc, où les derniers rejetons de la beauté tentent d'échapper à la lourdeur assassine des temps. Il y a Berthet, tueur et amateur de poésie dont on veut la peau ; Martin Joubert, écrivain à bout de souffle ; et Kardiatou Diop, étoile montante de la politique, secrétaire d'Etat sortie d'une chanson de la Motown ou d'un film de la Blackexploitation.

Dans L'Ange gardien, Leroy mêle les voix et les silhouettes. « L'ange gardien », c'est Berthet. Il a sauvé, il y a longtemps, la jeune Kardiatou ; la protège depuis sans qu'elle soupçonne son existence. A la même époque, Joubert enseignait le français à la brillante demoiselle dans un collège de Roubaix. Aujourd'hui, Kardiatou est candidate aux élections municipales à Brévin-les-Monts, terre minière dévastée, face à Agnès Dorgelles, superstar du parti très à la mode et fille-à-papa. On sent qu'un mauvais coup se prépare, réunissant, ultime baroud d'honneur, Berthet, Joubert et Kardiatou.

Nous n'en dirons pas plus quant à l'histoire chorale finement ciselée par Leroy, dont la langue possède une classe folle, à la fois au plus près de son récit et se permettant d'élégantes digressions. Livre après livre, rappelons-nous Bref rapport sur une très fugitive beauté, Un dernier verre en Atlantide ou La Minute prescrite pour l'assaut, il ne cesse de nous parler de la singularité de la France et d'être français. Face à la horde sauvage de la bêtise, Leroy croit encore à la beauté qui sauvera le monde. Il vise juste, et touche plein coeur. La beauté passe par les poèmes de Perros, un déjeuner de soleil et d'amitié au Jeu de quilles, rue Boulard, une chanson de Mort Shuman, un Côte-Rotie de Jean-Michel Stephan ou par l'amour en bord de mer avec une gymnaste ou une nageuse, le soleil pâle du petit matin filtrant par les volets d'une chambre d'hôtel. Nous avons trouvé nos anges gardiens …

Jérôme Leroy, L'Ange gardien, Gallimard, Série Noire.
Papier paru dans Service littéraire, septembre 2014

Name-dropping #5 : Fabrice Gaignault, Anne Berest, Laurent de Sutter, Claudia Cardinale


Fabrice Gaignault:

On a failli ne pas s'en rendre compte. Nous étions parti quelques jours fin de la terre, face à la mer ; entouré de livres à lire, d'autres à écrire. Ça nous est tombé dessus en passant sur Causeur.fr. Alain Paucard, qui écrit bien et pense mal, ou l'inverse, a éreinté Vies et mort de Vince Taylor (Fayard), beau livre que Fabrice Gaignault a consacré au chanteur de « Brand New Cadillac ». On ne comprend pas trop ce que Paucard reproche à Gaignault, hormis l'absence d'une bibliographie et d'une discographie. Peut-être d'avoir rédigé l'ouvrage que lui, Alain, aurait aimé écrire ? Avec Vince Taylor, Gaignault ajoute un chapitre à ses mythologies, après Égéries sixties et Aspen Terminus – où il sondait le cœur et les reins de la charmante Claudine Longet, accusée d'avoir refroidi son mari. Gaignault n'est jamais aussi bon que dans ces textes mêlant récit, enquête en costume sur mesure et flânerie intime. Ultime touche d'élégance : Gaignault a lu les écrivains rares, donc précieux. La réédition de son Dictionnaire de littérature à l'usage des snobs (Le Mot et le Reste) nous enchante. On y croise grands cramés, héroïnes et dandys des lettres. Au milieu de notices sur Albert Cossery, Henry Jean-Marie Levet, Dorothy Parker, Guy Dupré, Sunsiaré de Larcône, Frédéric Berthet ou encore Jean-Jacques Schuhl, cette réponse d'Edna Ferber au dramaturge Noel Coward l'apostrophant « Edna, vous ressemblez presque à un homme » : « Vous aussi, Noel. »

Anne Berest:

Nous nous étions promis de parler d'Anne Berest. Pas seulement parce qu'elle est née en 1979, année de naissance des plus jolies apparitions. On pense à une brune demoiselle que notre ami Cornelius surnomme « La grande fille », clin d'oeil à un roman de Félicien Marceau. Mais Anne Berest a tout pour nous plaire. Ses deux premiers romans – La fille de son père et Les patriarches – étaient des réussites. Elle avait également adapté, pour le théâtre et Edouard Baer, Pedigree de Patrick Modiano. Elle a surtout suivi, telle une flâneuse sentimentale, les pas de Françoise Sagan. Sagan 54, paru au printemps chez Stock, mêle la vie de Françoise au moment de la parution de Bonjour tristesse et les éclats d'âme d'Anne Berest partie à la recherche du « charmant petit monstre ». La tête ailleurs, nous allions oublier de saluer les qualités de son texte : liberté, légèreté et volupté. C'était avant de lire, la gorge serrée, une touchante nouvelle, titrée « Ma tante Zelda » qu'elle a offerte à Madame Figaro. Une phrase, au hasard : « Nous sommes entrées dans une chambre sous les toits, comme un nid aux couleurs de champagne et aux murs dorés. » Il est recommandé, en août, de glisser dans vos bagages Sagan 54 et, tel le plus chic des marque-pages, les feuilles volantes de « Ma tante Zelda ».

Laurent de Sutter:

Depuis son premier livre, Pornostars – Fragments d'une métaphysique du X, on a plaisir à lire Laurent de Sutter. C'est un philosophe pop, belge et dandy ; « sachant écrire », aurait précisé le Général de Gaulle. Il peut évoquer avec la même délicatesse Deleuze, les films de Jean Eustache, son indifférence à la politique ou les plus belles scènes des hardeuses Zara White, Mélanie Coste ou Sasha Grey. Ce n'est pas rien. De Sutter a jadis été publié par notre ami Roland Jaccard, dont il a pris la suite, aux PUF, à la tête de la collection « Perspectives critiques ». Métaphysique de la putain est au catalogue de Léo Scheer, maison élégamment tenue par Angie David. De Sutter, on le voit, a l'art de choisir ses éditeurs. Il a l'art, surtout, de signer des textes de haute tenue. La première et la dernière variations, deux balades bukowskiennes, de sa déclaration d'amour aux prostituées, « les actrices de la vérité », sont d'une classe folle. Entre les deux – d'une évocation de Godard à Joyce en passant par les BD de Chester Brown ou Crepax - , on se régale tout autant. De Sutter s'intéresserait aujourd'hui à l'actrice et playmate, au destin tragique, Anna Nicole Smith. Il nous tarde de le lire sur le sujet.

Claudia Cardinale:

L'été est la saison de la dolce vita, que nous pouvons également nommer Dolce Claudia, pour reprendre le titre de l'album édité par les éditions Contrejour, dirigées avec style par Isabelle et Claude Nori. Thomas Morales en a déjà parlé, ici, avec talent. Il nous tarde, d'ailleurs, de lire les Lectures vagabondes de Morales : son plaisir en littérature. Ce sera en octobre. En attendant, on admire Claudia Cardinale, alors inconnue, shootée sous tous ses angles beaux par un photographe tout aussi inconnu. Elle a le naturel au galop, à la caresse. Les photographies dormaient loin de nous. C'était un crime contre la grâce, qu'Isabelle et Claude Nori ont réparé. Pour achever de nous enchanter, le crooner balnéaire Frédéric Schiffter joint ses mots aux photos de Claudia, signant un poétique « Éloge de la starlette ». Sur la plage, on se perdra dans les pages de Dolce Claudia et on lira, de Schiffter, Petite philosophie du surf, que réédite Atlantica. En attendant de découvrir, en septembre, son Dictionnaire chic de philosophie, préfacé par Frédéric Beigbeder qui, lui, publiera un nouveau roman, Oona & Salinger (Grasset), dont nous reparlerons, ici ou ailleurs.

Texte paru sur Causeur.fr, août 2014