Nous
n'avons rien contre Dakota Johnson. L'actrice possède le charme
d'une voisine que nous croiserions, d'une semaine l'autre, à la
caisse d'un supermarché. On la voit, on l'oublie, jusqu'au prochain
hasard. Sans doute n'a-t-elle pas lu attentivement le scénario tiré
du roman de E.L. James. Ce passage, notamment, où Christian Grey met
en garde Anastasia : «
Je ne fais pas dans le romantisme. Mes goûts sont très
particuliers. »
Le riche homme d'affaires attache les poignets de ses conquêtes,
leur bande les yeux, les cravache. Le film serait « hot » ;
il contiendrait un pourcentage précis de scènes de sexe. Des
chiffres sans les lettres, sans la chair. Pour un peu, nous nous
croirions dans la salle d'audience d'un tribunal du Nord, entre
filles de joie à la figure fatiguée et Dodo la Saumure. L'érotisme
tendance menottes et fouet n'est plus une idée neuve.
A
notre rescousse, des noms et des silhouettes de jadis s'imposent. On
pense à Michèle Mercier, « marquise des anges » pour
laquelle ont oeuvré Pascal Jardin et Daniel Boulanger ;
à Jacqueline Sassard prenant son bain et s'amusant avec la mousse
dans Les
Biches,
des duettistes Chabrol et Gégauff ; à Corinne Cléry
découvrant la banquette en cuir d'une Traction luxueuse dans
Histoire d'O,
adaptation par Sébastien Japrisot du roman de Pauline Réage. On
revoit bien sûr BB filmée par Roger Vadim ou par Godard dans la
scène inaugurale du Mépris.
Son corps alangui, la marque blanche de son intime étoffe tout juste
ôtée, son murmure à l'oreille de Michel Piccoli : « Et
mes fesses, tu les aimes, mes fesses ? »
La réponse coule de source. Dans B.B. 60,
François Nourissier a trouvé la juste formule : « De
toutes les armes que nous offre la vie quotidienne pour régler ses
comptes à la sottise, la jeunesse et l’impudeur d’une femme sont
les plus douces. »
On ne saurait mieux dire.
Nous
parlons d'un temps où les écrivains étaient les invités
permanents du 7e art. Ils ne forçaient pas leur talent, en usaient
avec insouciance. Pour esquisser « la
jeunesse et l'impudeur »
des héroïnes, ne pas leur faire dire trop de bêtises, ils savaient
jouer leur partie de plaisir. L'érotisme, finalement, est une
histoire de peau en liberté et de mots à la caresse. L'histoire a
commencé au moment où les femmes ont deviné que tout, très vite,
leur appartiendrait : nos jours, nos nuits. Elles s'en sont
données à cœur joie et à corps tendre. Avec des hommes, avec
leurs amies aussi. Un prénom est resté dans nos
mémoires : Emmanuelle.
Paru sous la signature d'Emmanuelle Arsan, pseudo de Marayat Bibidh,
le roman aurait été écrit par son mari, le diplomate Louis-Jacques
Rollet-Andriane. En juin 1974, le film révèle la beauté de Sylvia
Kristel : des yeux « de
niveau d'eau pour boire en prison »,
un long corps venu des Pays-Bas, un art unique de se vêtir et se
dévêtir au gré de ses envies. Nous ne sommes pas prêt de
l'oublier. Elle s'ennuie, s'interroge sur l'amour, cède aux
tentations. Il est impossible désormais de prendre un vol
long-courrier Paris-Bangkok sans penser à elle. Sur une mélodie de
Pierre Bachelet, on rêve de la vie d'ambassade et de coquetèles au
bord d'une piscine de villa. Marivaudages exotiques à fleur de peau.
La jeune et bronzée Christine Boisson, en short en jean, connaît
les questions et les réponses :« Tu
sais pourquoi je mange des suçettes ? Parce que ça excite les
vieux. »
Les dialogues d'Emmanuelle
hésitent entre du Rohmer classé X et les productions kitsh de
Jean-Luc Azoulay. Jean-Louis Richard, auteur de La
Peau douce,
le meilleur Truffaut, s'y est attelé. Il frôle le ridicule, l'évite
de peu, ce qui n'est pas sans charme. Un dilettantisme moite, qui
aiguise les sens et l'imagination, emplit l'atmosphère. On en
redemande, même si le film connut trop de suites. C'est sans
prétention, d'une folle légèreté, telle une carte postale où
Sylvia Kristel nous ferait de l'oeil, alanguie sur un fauteuil en
rotin. Le monde en fuite du dernier sex-symbol des Trente Glorieuses.
La
chair, aujourd'hui, est triste et nous ne lisons plus tous les
livres. Sur les tables de nuit, 50 nuances de
Grey a
pris la place d'Emmanuelle.
Smartphones et twitter complètent le tableau. Nulle émotion ne peut
naître de mots pauvres et de technologies qui déclinent la passion
en images laides ou en 140 caractères. La provocation selon
Anastasia et mister Grey ne provoque que des ricanements dans les
open-space.
A la vie de bureau, définitivement, nous préférons la vie
d'ambassade et l'air de ne pas y toucher de BB, Corinne Cléry et
Sylvia Kristel. Ne pas oublier leurs petites sœurs des années 80 :
Valérie Kaprisky, Marushka Detmers, Ornella Muti (liste non
exhaustive). Avec elles, l'érotisme ne se prend pas au sérieux ;
il incarne toujours un art de vivre, manière de dolce
vita
qui ne veut pas mourir. Il se prolonge là où on ne l'attend pas
forcément. Filmée par Pascal Thomas, l'incandescente silhouette
brune de Marie Gillain, nue au détour d'un couloir, nous touche. La
même actrice, en couverture et dans les pages intérieures d'un
magazine, qui fut celui de « l'homme
moderne »,
pose avec une sensualité inouïe. Dans un remake de Emmanuelle,
on ne doute pas qu'elle serait parfaite. Affaire à suivre ...
Version uncut d'un texte paru dans le Figaro, le 10/02/2015