samedi 25 avril 2015

Où es-tu Emmanuelle ?


Nous n'avons rien contre Dakota Johnson. L'actrice possède le charme d'une voisine que nous croiserions, d'une semaine l'autre, à la caisse d'un supermarché. On la voit, on l'oublie, jusqu'au prochain hasard. Sans doute n'a-t-elle pas lu attentivement le scénario tiré du roman de E.L. James. Ce passage, notamment, où Christian Grey met en garde Anastasia : « Je ne fais pas dans le romantisme. Mes goûts sont très particuliers. » Le riche homme d'affaires attache les poignets de ses conquêtes, leur bande les yeux, les cravache. Le film serait « hot » ; il contiendrait un pourcentage précis de scènes de sexe. Des chiffres sans les lettres, sans la chair. Pour un peu, nous nous croirions dans la salle d'audience d'un tribunal du Nord, entre filles de joie à la figure fatiguée et Dodo la Saumure. L'érotisme tendance menottes et fouet n'est plus une idée neuve.

A notre rescousse, des noms et des silhouettes de jadis s'imposent. On pense à Michèle Mercier, « marquise des anges » pour laquelle ont oeuvré Pascal Jardin et Daniel Boulanger ; à Jacqueline Sassard prenant son bain et s'amusant avec la mousse dans Les Biches, des duettistes Chabrol et Gégauff ; à Corinne Cléry découvrant la banquette en cuir d'une Traction luxueuse dans Histoire d'O, adaptation par Sébastien Japrisot du roman de Pauline Réage. On revoit bien sûr BB filmée par Roger Vadim ou par Godard dans la scène inaugurale du Mépris. Son corps alangui, la marque blanche de son intime étoffe tout juste ôtée, son murmure à l'oreille de Michel Piccoli : « Et mes fesses, tu les aimes, mes fesses ? » La réponse coule de source. Dans B.B. 60, François Nourissier a trouvé la juste formule : « De toutes les armes que nous offre la vie quotidienne pour régler ses comptes à la sottise, la jeunesse et l’impudeur d’une femme sont les plus douces. » On ne saurait mieux dire.

Nous parlons d'un temps où les écrivains étaient les invités permanents du 7e art. Ils ne forçaient pas leur talent, en usaient avec insouciance. Pour esquisser « la jeunesse et l'impudeur » des héroïnes, ne pas leur faire dire trop de bêtises, ils savaient jouer leur partie de plaisir. L'érotisme, finalement, est une histoire de peau en liberté et de mots à la caresse. L'histoire a commencé au moment où les femmes ont deviné que tout, très vite, leur appartiendrait : nos jours, nos nuits. Elles s'en sont données à cœur joie et à corps tendre. Avec des hommes, avec leurs amies aussi. Un prénom est resté dans nos mémoires : Emmanuelle. Paru sous la signature d'Emmanuelle Arsan, pseudo de Marayat Bibidh, le roman aurait été écrit par son mari, le diplomate Louis-Jacques Rollet-Andriane. En juin 1974, le film révèle la beauté de Sylvia Kristel : des yeux « de niveau d'eau pour boire en prison », un long corps venu des Pays-Bas, un art unique de se vêtir et se dévêtir au gré de ses envies. Nous ne sommes pas prêt de l'oublier. Elle s'ennuie, s'interroge sur l'amour, cède aux tentations. Il est impossible désormais de prendre un vol long-courrier Paris-Bangkok sans penser à elle. Sur une mélodie de Pierre Bachelet, on rêve de la vie d'ambassade et de coquetèles au bord d'une piscine de villa. Marivaudages exotiques à fleur de peau. La jeune et bronzée Christine Boisson, en short en jean, connaît les questions et les réponses :« Tu sais pourquoi je mange des suçettes ? Parce que ça excite les vieux. » Les dialogues d'Emmanuelle hésitent entre du Rohmer classé X et les productions kitsh de Jean-Luc Azoulay. Jean-Louis Richard, auteur de La Peau douce, le meilleur Truffaut, s'y est attelé. Il frôle le ridicule, l'évite de peu, ce qui n'est pas sans charme. Un dilettantisme moite, qui aiguise les sens et l'imagination, emplit l'atmosphère. On en redemande, même si le film connut trop de suites. C'est sans prétention, d'une folle légèreté, telle une carte postale où Sylvia Kristel nous ferait de l'oeil, alanguie sur un fauteuil en rotin. Le monde en fuite du dernier sex-symbol des Trente Glorieuses.


La chair, aujourd'hui, est triste et nous ne lisons plus tous les livres. Sur les tables de nuit, 50 nuances de Grey a pris la place d'Emmanuelle. Smartphones et twitter complètent le tableau. Nulle émotion ne peut naître de mots pauvres et de technologies qui déclinent la passion en images laides ou en 140 caractères. La provocation selon Anastasia et mister Grey ne provoque que des ricanements dans les open-space. A la vie de bureau, définitivement, nous préférons la vie d'ambassade et l'air de ne pas y toucher de BB, Corinne Cléry et Sylvia Kristel. Ne pas oublier leurs petites sœurs des années 80 : Valérie Kaprisky, Marushka Detmers, Ornella Muti (liste non exhaustive). Avec elles, l'érotisme ne se prend pas au sérieux ; il incarne toujours un art de vivre, manière de dolce vita qui ne veut pas mourir. Il se prolonge là où on ne l'attend pas forcément. Filmée par Pascal Thomas, l'incandescente silhouette brune de Marie Gillain, nue au détour d'un couloir, nous touche. La même actrice, en couverture et dans les pages intérieures d'un magazine, qui fut celui de « l'homme moderne », pose avec une sensualité inouïe. Dans un remake de Emmanuelle, on ne doute pas qu'elle serait parfaite. Affaire à suivre ...

Version uncut d'un texte paru dans le Figaro, le 10/02/2015

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