Quel
âge avions-nous ? 13 ans, 14 ans peut-être. Il n'y avait pas
plus belle fille que Valérie Kaprisky, seins nus sur une plage
méditerranéenne. Elle avait pourtant de la concurrence :
Marushka Detmers, Fiona Gélin, Clio Goldsmith, on en oublie. Une des
trois chaînes télé rediffusait L'année des
méduses,
de Christopher Frank, à l'affiche en 1984. On était sous le charme
pervers de Valérie, alias Chris, qui manipulait les garçons et
couchait avec des hommes mariés, qu'elle congédiait d'une phrase :
« Votre
femme doit vous attendre. ».
Nous n'étions pas insensible, dans le même temps, à Claude, la
mère de Chris. Il faut dire que Claude avait les traits de Caroline
Cellier. Ce n'était pas rien Caroline Cellier dans les années 80.
Nous nous demanderons, plus tard, si L'année des
méduses
n'était pas une version eighties et tropézienne de La
maman et la putain.
Les puristes hurlaient. Peu importe. On le sait, il est toujours
difficile de choisir entre maman et putain. Le soleil n'aide pas,
cognant les sens en éveil. Pas sûr, d'ailleurs, que les Ray-Ban
Pilote que portait Bernard Giraudeau, qui interprétait Romain
Kalides, aient permis à son regard clair de s'y retrouver. Un homme
qui porte des chaussettes de tennis blanches et s'endort à midi sur
le ventre d'une pucelle est forcément louche. Il croit mener le
jeu ; il finira mal.
Comme souvent, le film était un roman, publié la même année. On sent que Christopher Frank a écrit l'un en pensant à l'autre. Un roman pour le prix d'un scénario ? De deux pierres, un bon coup. L'année des méduses est rapide, presque bâclé, plein de charme. Rien ne manque. Frank soigne l'essentiel, ses silhouettes : « Chris avait seize ans cette année-là, petite statuette bronzée aux yeux verts, aux cheveux presque noirs. A peu près parfaite. Et cette année, pour la première fois, on la regardait davantage que sa mère. Laquelle, revenant de la douche, l'arrosa de gouttelettes en s'allongeant sur le matelas voisin. » Claude n'est pas délaissée : « Elle installait face au soleil son corps un peu plus lourd, aux contours un peu moins nets, mais beau et plus que désirable. Le moindre de ses mouvements et chacun de ses regards portaient le soupçon d'une promesse, une secrète disponibilité. Quarante ans, les mêmes yeux verts que Chris, moins de régularité mais plus de finesse dans les traits, des cheveux plus courts et plus clairs, Claude opposaità la beauté lisse et presque fermée de sa fille la douceur et le charme de sa fêlure : son âge ; son âge qui l'obsédait insidieusement, expliquait ses absences moroses, provoquait dans son comportement de subits et imprévisibles dérapages. » On voit les visages, les corps : Kaprisky, Cellier ; on sonde les cœurs secs. Il est interdit aujourd'hui d'écrire ainsi. Trop de légèreté, lenteur et vitesse mêlées, intrigue noire qui se déroule à sa guise sous le soleil. Frank, pourtant, sait manier la complexité. Il suffit de savoir lire. Son histoire passe par des flashbacks. A 14 ans, Chris en faisait déjà de belles. On la ramenait chez elle en 604. Elle maniait le téléphone comme un sniper sentimental. Petite peste adepte des petites morts. On ne la surnommait pas encore Salomé, la fille qui danse. Les personnages secondaires, surtout, sont des premiers rôles. Frank les réussit tous : barman, couple d'Allemands en vacances, bourgeois trompeur et bourgeoise trompée. Romain, aventurier et gigolo, a droit à un traitement particulier. L'alcool et les volutes, on s'en doutait, sont l'autre nom de la mélancolie. Il est recommandé d'en abuser. Le stylo de Frank, l'air de ne pas y toucher, est la plus précise des caméras.
Christopher Frank : un écrivain de cinéma. On n'en sort pas. Ils s'appelaient Claude Néron, Pascal Jardin, Paul Gégauff, Jean-Loup Dabadie, Michel Audiard, Alain Page. Internet garde quelques traces de leurs œuvres. La mémoire, décidément, n'est plus une idée neuve. Le 7e art, à une époque, ne pouvait se passer de plumes. Si l'on en croit la publicité : ça, c'était avant. Ne pas oublier toutefois que La nuit américaine, prix Renaudot 1972, a été mis en images par Zulawski : L'important, c'est d'aimer. Frank, lui, a adapté Romain Gary, Jean-Marc Roberts, Paul Morand, entre autres. On le trouve également au générique de films qui nous sont chers, précieux et rares, impossibles pour beaucoup à visionner. Nos préférés : Le mouton enragé, Cours privé – avec la délicieuse Elisabeth Bourgine – et Elles n'oublient jamais. Un dernier long-métrage, écrit et réalisé par Christopher frank, qu'il n'a jamais pu voir en salle. Il est mort, non pas mordu par une méduse, mais en achevant le montage. Nobody's perfect.
Christopher
Frank, L'année des méduses, Le
Seuil, 1984
Papier paru dans Schnock #13, décembre 2014