mercredi 29 octobre 2008

Photo floue

"Tant de fois, nous nous sommes croisés", dit-elle.
Il lui répond oui.
Il lui parle de ses fuites, de la nécessité des fugues.
Elle ne l'écoute plus.
Ce n'est pas grave.
Elle ne sait pas que, passante fragile,
Elle l'a retenu
par l'électricité de ses sourires
par l'appel des frissons
par le grain chaud de ses doigts
par sa nuque claire comme l'esquisse
d'une lame.
Elle ne sait pas.
Ce n'est pas grave.

vendredi 10 octobre 2008

Une partie de plaisir

1975
Chabrol derrière la caméra
Gégauff au scénario, aux dialogues
La beauté des silhouettes
La noirceur de l'âme
L'amour pris sous les tirs croisés

mardi 7 octobre 2008

Le talentueux Mr. Gégauff

Paul Gégauff aimait les mots, la pêche au gros, l'alcool et les femmes. Les paysages aussi, ceux d'Ouessant, île sauvageonne de la fin de la terre où il s'exilait quand il voulait arrêter de boire, laisser le vent décider.
Dandy élégant et poète attaquant au couteau la "vie sordide", il fait penser à Paul-Jean Toulet.
Le 11 mars 1980, il légendait ainsi son autoportrait : "Quand je pense que je regretterai cette gueule dans dix ans ..."
Paul Gégauff a publié quatre romans entre 1951 et 1958 : Les mauvais plaisants, Le toit des autres, Rébus et Une partie de plaisir. Au catalogue des Editions de Minuit, il voisinait à l'époque avec Georges Bataille, Jacques Brenner, Henri Calet. Un peu d'électricité dans le Butor, de flamboyance dans le Duras, ce qui plut à Roger Nimier : "Les qualités de Paul Gégauff sont : le cynisme, le sens de la drôlerie, un style vif où la pensée saute d'un mot à l'autre comme une puce."
Paul Gégauff : le hussard dans les écuries du Nouveau roman.
Romancier de talent, il devient scénariste/dialoguiste de génie, l'Arsène Lupin du 7e Art. Parce que "Le cinéma, c'est du pognon, il faut bien le dire." Et du pognon, il lui faut pour flamber, sortir les plus jolies filles, descendre de bonnes bouteilles, ne rien faire.
Paul Gégauff s'appelle aussi René Clément, Eric Rohmer, Claude Chabrol ou Jean-Luc Godard qui lui doivent, dans les années 60/70, leurs meilleurs films et une poignée de personnages hors-norme. Il leur donne ses plus belles répliques, puis dézingue en souriant : "La chose la plus dominante chez Godard : obsédé sexuel. Myope et obsédé sexuel. Momo : pas myope mais également obsédé sexuel, sur un autre plan. C'est tous les deux des zombies, tous les deux rêvent sur des filles dans des cafés. Ils se ressemblent sur plus d'un plan. Rivette : autre obsédé sexuel, mais alors lui, complètement inoffensif ! Chabrol : pas obsédé sexuel, mais alors pas du tout !"
La Gégauff's touch : Plein soleil, Les cousins, Les bonnes femmes, Les biches, Que la bête meure, Les novices, Docteur Popaul, More, La vallée, mais aussi, alors qu'il est définitivement grillé - alcoolisme ininterrompu, mauvais esprit permanent, esthétisme décadent - aux yeux des "professionnels de la profession" : Brigade mondaine, la secte de Marrakech, Les Folies d'Elodie, Frankenstein 90 et Ave Maria.
Des vieilleries, des nanars ? Le bordel coloré d'un fou qui fait sonner la langue française sur les décombres d'une bourgoisie pas encore crevée.
Ses mots sont des balles mortelles dans la bouche de Jean-Claude Brialy, Jean Yanne, Jean-Louis Trintignant, Jean-Paul Belmondo, Alain Delon ou Maurice Ronet. Ses mots sont un peu de rouge sur les lèvres de Marie Laforêt, Romy Schneider, Brigitte Bardot, Stéphane Audran, Jacqueline Sassard, Monica Vitti, Caroline Cellier, Laura Antonelli, Marcha Grant, Carole Chauvet ou Isabelle Pasco.
Silhouettes célèbres ou oubliées du temps qui passe.
1969 : année érotique où Gégauff publie son dernier livre, un recueil de nouvelles : Tous mes amis. C'est un régal de noirceur, c'est chez Julliard. Du côté de chez Sagan, pas étonnant.
Que rajouter ? Un peu de poussière. Dans son Journal, Jean-Patrick Manchette nous montrait Gégauff en train de trinquer, chez Castel, avec Antoine Blondin. Pour Bernadette Laffont, "C'était un génie, le Brian Jones de la Nouvelle vague."
Sa fin est un magnifique début de roman : « Paul Gégauf, soixante et un ans, écrivain et scénariste, a été assassiné de trois coups de couteau, dans la nuit du samedi 24 au dimanche 25 décembre 1983, par sa compagne âgée de 25 ans, à Ghoevic, en Norvège. La jeune femme, dont l’identité n’a pas été révélée, a reconnu les faits. »


dimanche 5 octobre 2008

Big is beautiful - Gossip

Nirvana + Standing in the way of control : ça déchire sa race et le dimanche !
Avec un Morgon de Marcel Lapierre, la joie automnale est totale.

vendredi 3 octobre 2008

Libérez Rouillan !

Un auxiliaire de police - pigeant à L'Express, journal des huissiers et des kinés - a demandé à Jean-Marc Rouillan : "Regrettez-vous les actes d'Action directe, notamment cet assassinat ( celui de Georges Besse, alors pédégé de Renault ) ?"
La réponse de Rouillan :
"Je n'ai pas le droit de m'exprimer là-dessus... Mais le fait que je ne m'exprime pas est une réponse. Car il est évident que si je crachais sur tout ce qu'on avait fait, je pourrais m'exprimer. Mais par cette obligation de silence, on empêche aussi notre expérience de tirer son vrai bilan critique."
La réponse de Rouillan n'est ni un crime ni un délit. La réponse de Rouillan, au contraire, est d'une perfection exemplaire. Dans une époque où un mea culpa se doit d'être public - sinistre manière de se pisser dessus et de s'humilier devant le plus grand nombre -, Rouillan se tait. Parce que la justice lui a enlevé le droit d'évoquer une part capitale de son histoire. Parce que la complexité intime d'un condamné est incompréhensible pour les pieds-pensants qui, partout, ont pignon sur rue. Parce que 20 ans de prison lui ont appris à s'armer de silence face à un temps qui veut sa peau.
Pour avoir donné cette réponse, Rouillan s'est pourtant vu notifier la fin de son régime de semi-liberté. Rouillan passe, de nouveau, ses journées en tôle.
A droite, à gauche, on se réjouit. A droite, à gauche, les crapules feraient mieux de fermer leur gueule : leur haleine pue.

"Lyrisme post hussard" II

Elsa s’était postée au comptoir boisé du bar. Elle avait retiré manteau et béret. Le regard absent, elle croisait de longues jambes où s’enrouler. Dans le verre qu’on venait de lui servir, les couleurs s’amusaient à brouiller les pistes. Du jaune, du blanc, un peu de glace. Un Gin-Fizz, sans doute.
Bastos aux lèvres, Théo la découvrit de profil. Son visage avait une pureté de poupée gothique. Elle portait un chemisier rouge incrusté de dentelles. Un crucifix en or appelait la prière à la naissance des seins. Une prière contenue par la fine attache blanche du soutien-gorge, sur l’étroite bande de peau révélée d’un glissement progressif. La fente de sa jupe noire captait toute la lumière du Bonnie and Clyde, laissant seulement un peu d’ombre pour des talons beaux et fins comme la nuit de ses bas.
Théo ne quittait pas Elsa des yeux. Ce qui existait autour d’eux était sans importance. Les couples attablés, les solitaires, les conversations : il s’en tapait. Seules comptaient, à ce moment précis, les lèvres d’Elsa.
Au son d’une mélodie black, elles s’animèrent avec la délicatesse d’un brin de lilas. Une chanson douce et triste que Théo interrompit en s’adressant au barman.

_ Une bouteille de Martini et une bouteille de Gin. Et quelques friandises pour mademoiselle.

Elsa tourna la tête vers Théo. Elle le dévisagea de ses yeux de chatte aux paupières mi-closes, tout en sortant une marlboro de son paquet blanc. La cigarette allumée, elle dégaina d’un sourire mutin :

_ Je vous ai amené où vous vouliez ?

La voix d’Elsa était le prolongement de son sourire. Elle se gorgeait d’une joie enfantine et séductrice sur laquelle passait un voile rauque.
Son verre à la main, Théo répondit simplement :

_ Je suis chez moi là où la grâce se pose.

Elsa éclata d’un rire très tendre. Elle rappellerait souvent cette phrase à Théo. Ca l’avait touché plein cœur. Les hommes, d’ordinaire, l’entretenaient peu de la grâce. Elle avait aimé le mot et la manière qu’avait eu Théo de le prononcer, avec sincérité et arrogance.
Grillant cigarettes sur cigarettes, ils parlèrent comme s’ils se connaissaient depuis des siècles de séduction. Pas de longue présentation entre eux. Juste des mots en équilibre sur le mécano du désir.
Elsa aimait Heart of glass de Blondie et la vieille variété française ; Théo aussi. Elle ne ratait aucune des retransmissions de Rolland-Garros ; il pensait, chaque jour, à la volée de revers de John Mac Enroe. Elle ne lisait que des romans d’amour ; il affirmait que tous les romans étaient des romans d’amour. Elle était persuadée que le monde pouvait changer ; il haïssait la tolérance, ce vice des faibles et des imbéciles. Elle adorait enfiler, très lentement, des bas résilles ; il chérissait l’art de les retirer, tout aussi lentement. Elle jouait les provocatrices ; il esquivait les piques mouchetées avant de resserrer l’étreinte.

_ Vous avez bien fait de me suivre
_ Je n’avais pas le choix.
_ Pourquoi ?
_ J’avais soif.

Ils goûtaient tous les deux l’atmosphère des bistrots. Théo avait fait de ces lieux de plus en plus improbables le home sweet home de ses errances. Elsa y allait souvent boire un verre, en fin de journée. Toujours un Gin fizz. Seule ou avec une amie. Selon les jours, elle draguait, se faisait draguer. Si personne ne lui tapait dans l’oeil, elle rentrait chez elle se brancher sur des sites de rencontres.

_ J’y trouve toujours une partie de cul.

Les jeunes filles du XXIe siècle prisaient les sites de rencontre. Les magazines y consacraient de pleines pages. Les jeunes filles en parlaient facilement entre elles. Elles le racontaient aussi à quelques hommes, au détour de longues conversations, d'abord légèrement gênées puis plus assurées par l'intérêt qu'elles provoquaient chez leur interlocuteur.
Elsa avait dit ça très naturellement. Théo apprécia surtout la forme prise par ses lèvres quand elle prononça le mot « cul ». Même s’il avait du mal à comprendre qu’une jolie demoiselle se plante des heures devant l’écran de son ordinateur pour dégotter, après lecture des fiches produits, une queue éphémère. Au calibrage informatique, Théo préférait l’imprévu des apparitions impromptues. Dans la rue, les bars ou au hasard d’une soirée où règne l’ennui.

_ Ca vous plaît, la baise anonyme ?
_ Ca ne me plaît pas : ça me réchauffe.
_ Il y a des couvertures pour ça.

Surprise, Elsa répliqua calmement qu’elle aimait faire l’amour quand elle le souhaitait et qu’il était vraiment « Old school ».

_ C’est-à-dire ?
_ Un trentenaire qui ne veut pas vieillir et qui se cache derrière l’alcool, la fumée et les mots.
_ Je ne me cache pas : je suis près de vous.
_ C’est ce que je disais : vous jouez sur les mots.

Théo ne la contredit pas. Elle l’avait plutôt bien percé. Les mots étaient sans doute ce qu’il possédait de plus précieux. Avec la mémoire obsédante de la peau des femmes, que l’alcool et la fumée paraient d’un masque de brume.
D’un regard, il encouragea Elsa à poursuivre. Elle passa en revue des figures d’inconnus consommés à la va-vite. Pendant qu'elle parlait, elle jouait avec son crucifix, le caressant, le mordillant l'instant d'un silence. Théo fixa ses mains puis ses lèvres. Elle s’interrompit et lui jeta, telle une excuse, qu’elle n’était pas croyante.

_ C’est dommage.

Théo voulait surtout lui signifier qu’elle n’avait aucun compte à rendre, qu'il ne fallait pas s'arrêter. Elle parut chanceler sur son tabouret américain. Fragile comme après une gifle inattendue. Elle se sentit encore obligée de se justifier.

_ Je trouve ça beau un crucifix. Ça me protège …

Théo n’insista pas, ne demanda pas contre quoi il lui fallait être protégée. Il sourit à nouveau, ce qui eut pour effet de faire disparaître le début de peur apparu sur le visage d’Elsa. Elle se rapprocha, son épaule taquinant la sienne, par instants plus appuyée.

_ J’aime votre manière de boire.

Elle parla ensuite de jouissance et de suicide. Dans de longues phrases où affleurait l’ivresse, elle charria pêle-mêle la lueur triste allumant parfois l’œil de Théo, le rictus enfantin alors pris par ses lèvres, les gestes sensuels et précis de ses mains et sa manière élégante de tenir un long corps dégingandé qui, de temps à autres, semblait prêt à se casser sous le poids du mépris qu’il affichait.
Du « vous », elle passa au « tu » :

_ Tu as la gueule de quelqu’un qui ne dort pas beaucoup.

Depuis huit mois qu’il ne vivait plus avec Constance, Théo avait souvent entendu cette remarque. Avant de décider de s’en aller, Constance désirait une grosse voiture, un bébé et une grande maison. Elle voulait ce qu’elle avait nommé des "preuves d'amour", précisant : « C’est ça ou c’est fini ! » Les grandes blondes ont souvent de drôles d’envies. Théo n’avait rien répondu, s’était enfoncé dans la nuit. Constance lui avait signifié leur rupture par mèle. Quatre ans d’amour vache liquidé d’un clic de souris.

_ Je joue à cache-cache avec la lune.
_ Ca veut dire quoi ?
_ Que je n’en fais qu’à ma fête …
_ Ta bouche est très sexy.

A cet instant, Elsa attendait que Théo l’embrasse. Plus tard, elle avouera qu’elle avait été surprise. « Il est timide », pensa-t-elle. Ca lui parut bizarre. Théo n’avait pas du tout l’air timide.
Il était minuit passé. L’alcool commençait à taper les neurones. Théo se resservit un verre en appelant Elsa « ma jolie pute en rouge ». Elle grimaça – une grimace adorable.

_ L’air offusqué te va à ravir.

Elle fit semblant de n’en rien croire :

_ Tu me prends pour une pute ?

Théo lui parla des putes. Celles qu’il payait, rue Saint-Hélier ou avenue Louis Barthou, pour laisser la langue de la rue cracher sa salive sur l’ennui. Celles qu’il ne payait pas, dans des maisons bourgeoises ou des studios d’étudiantes, pour pouvoir quand même toucher l’aube en mortelle compagnie.
Elsa ne voulut pas en entendre davantage. Elle n’était pas ce genre de fille. Il était misogyne, horriblement méprisant. Elle se demandait ce qu’elle faisait encore près de lui.

_ Et puis arrête de sourire ! Ce n’est pas du tout drôle ce que tu me racontes !

Théo conserva son sourire, lui demanda de se calmer et de le laisser terminer. Ses histoires de putes étaient drôles et tragiques, plus drôle et plus tragique que ce qui pouvait se passer sur un site de rencontre. Elsa possédait justement la classe, drôle et tragique, des amazones qui mettent leur vie à la portée d’une bite et d’une barbe de trois jours. La classe d’ une danseuse du macadam.
Elsa retrouva le sourire. La danseuse l’enchantait et remisait la pute aux oubliettes de la soirée.

_ Chez moi, je mets la musique, je pousse le volume à fond et je danse en me regardant dans un miroir…

Elsa raconta ses premiers cours de danse classique. Elle avait commencé, à huit ans, au conservatoire de Rennes. Elle y allait les mercredi et les samedi après-midi, son tutu et ses pointes rangés dans un sac à dos noir et blanc en forme de panda. Quand elle se présenta avec ses hanches et ses petits seins déjà joliment arrondis, le professeur la trouva un peu vieille. Le discours habituel du professeur de danse : toujours trop vieille, trop grosse, trop maigre, pas assez souriante, pas assez souple. Elsa passa outre l’indécent jugement.

_ Pendant longtemps, j’ai été la plus douée, la plus en vue dans les ballets de fin d’année. Puis j’en ai eu ma claque. De la prof, des jalousies. J’ai arrêté le classique. J’ai commencé le modern-jazz en entrant au lycée. J’y vais encore, parfois, quand je ne veux plus danser seule devant ma glace…

Théo la coupa dans son récit :

_ La danse, c’est l’enfance qui dure.

Il imagina Elsa sur scène, semblable aux fées en ballerines qu’il avait autrefois admirées en compagnie de sa mère, à Brest. La révélation enfantine du corps des danseuses. Son éducation à la beauté, dans l’obscurité feutrée d’un théâtre, au point de rencontre de la rue de Siam et de la rue Jean Jaurès. Un poignet, un coude bougent. Les jambes se croisent, dénouent les vieilles offenses qu’elles effacent d’un mouvement miraculeux.
La suite eut le délié nerveux d'un sprint. Elsa recommanda un Gin-Fizz, grignota une olive verte avant d’arracher une page de carnet sur laquelle elle griffonna quelques mots. Elle plia la feuille, vida son verre et, d’un coup d’aile, s’enfuit. A peine le temps pour Théo de tourner la tête, de recevoir un baiser léger à la commissure des lèvres, cet endroit unique doux comme une promesse.
Elsa s’était envolée comme un petit rat quitte le rond de lumière de la poursuite, se retire dans sa loge. Pour changer de tenue, déguster un verre de Pouilly, inspirer quelques effluves de brouillard avant le rappel.
Resté seul au comptoir, Théo déplia la feuille. Y était inscrit un numéro de téléphone portable. Suivi de « A très vite ». Signé « Ta jolie pute en rouge ».
Bien plus tard, il devait être trois heures du matin, il la rappela :

_ Tu as oublié ton béret.
_ J’ai fait exprès…
_ Dis-moi quand je t’embrasse.
_ Maintenant.

Les paradis perdus de François Bott

Le vélodrome d’Hiver appartient aux mythologies françaises si chères à Roland Barthes. Situé à l’angle du boulevard de Grenelle et de la rue Nélaton, c’était le théâtre des légendaires «Six jours de Paris», course cycliste sur piste où, par amour des champions, le mondain et le populo s’époumonaient de concert : «Vas-y mimile, Vas-y Léon, Vas-y Gégène, Vas-y Toto, Vas-y Bébert …»
Le Vel’d’Hiv’ donne aujourd’hui son nom à un beau roman de François Bott. En fin connaisseur d’Henri Calet, l’auteur délicat des Etés de la vie aurait pu écrire en exergue de son texte : «Ne me secouez pas. Je suis plein de larmes». Les larmes de Bott sont celles d’une enfance légère dont la joie fut brutalement cognée un matin de juin 1942 : «J’ai cessé de trouver l’existence amusante lorsque […] j’ai vu Simon arriver au lycée avec une étoile jaune cousue sur sa veste. Je ressentais à la fois de l’étonnement, de la tristesse et de l’incompréhension. Il était marqué comme du bétail, avec cette infâme, cette horrible étoile.»
Vel’d’Hiv’ nous raconte, dans un style qui doit autant à Claude Sautet qu’à Roger Vailland, cette histoire de larmes et de joie.
Le chagrin au coeur
De retour de La Havane, un vieil homme flâne dans les rues de Paris : «Je suis, j’étais de la génération du jazz hot, de l’existentialisme et des apéritifs que l’on jouait au 421, sur le comptoir. Le genre de type ayant la nostalgie des porte-jarretelles, des matchs de football le dimanche et des écoles communales de jadis, avec des instituteurs sentant le tabac.» A la terrasse d’un bistrot, un visage entraperçu réveille le passé. Raymond croit reconnaître le docteur Segal, le père de Simon qu’il rencontra, en 1935, sur les bancs de l’école communale. Les deux garçons devinrent rapidement inséparables. Ils se prenaient pour Achille et Patrocle dans les recoins du vélodrome d’hiver, où le père de Raymond était concierge : «Le Vel’d’Hiv’ était notre Far West, le jardin de nos rêves, la cathédrale de nos chimères […] Nous étions des enfants du paradis, mais nous ne savions pas que celui-ci deviendrait assez vite notre paradis perdu et le pire des enfers
Le paradis, pour Raymond, ressemble à un été passé avec Simon et sa famille, à Houlgate, dans une villa remplie de livres. Le paradis a aussi le visage d’une douce créature au nom d’héroïne : Maria Teresa Rodriguez, jeune fille à la peau très mate, aux cheveux très noirs et aux yeux très verts. L’enfer, lui, surgit entre une évocation de Bouvard et Pécuchet ou du boxeur panaméen Al Brown, que Jean Cocteau comparait à un danseur, et des discussions familiales agitées sur les mérites respectifs de Léon Blum et de Maurice Thorez. L’Allemagne applique les lois racistes de Nuremberg, l’armée italienne envahit l’Ethiopie, Franco prend le pouvoir en Espagne, Daladier signe les accords de Munich. Il y a également ce qualificatif, «juif», que certains camarades de classe lancent, telle une accusation, à Simon. Viendra ensuite l’étoile jaune avant que, le 16 juillet 1942, des cris secouent le Vel’d’Hiv’ et tétanisent Raymond. Il ne reverra plus Simon ni son père, des personnages auxquels François Bott offre le plus beau des tombeaux. Avec lui, laissons le dernier mot à Georges Bernanos : «Certes, ma vie est déjà pleine de morts, mais le plus mort des morts est le petit garçon que je fus.»
François Bott, Vel’d’Hiv’, Le Cherche-Midi, 189 p. - Gina, La Table Ronde, Réed. «La petite vermillon», 93 p.
Article paru dans L'Opinion indépendante, le 03/10/08