dimanche 15 juillet 2012

Petite mort au Crotoy


Il semble qu'aujourd'hui, dans le Courrier picard, notre nouvelle Petite mort au Crotoy figure en belle place. C'est notre ami Philippe Lacoche, homme à fleur de peau et romancier de beau style - lire Des Sourires qui s'éteignent que nous avons édité chez L'Archipel/ Ecriture - qui nous l'a demandée. Tchin, cher Philippe.

Il n’y avait plus de chambres libres aux Tourelles.
Ca t’a énervé, et puis non finalement. C’était mieux.Trop de souvenirs aux Tourelles. C’était en juin, déjà, mais tu as oublié l’année. Il y a trois ans, peut-être, ou quatre. Mado portait la robe noire fendue que tu lui avais offerte et des escarpins qui soulignaient la grâce de ses chevilles. Elle était bronzée, depuis votre ouiquende à Trouville, quelques semaines plus tôt. Tout juste arrivés aux Tourelles, vous aviez fait l’amour, chambre 13. Vous aviez ensuite dîné d’un plateau de fruits de mer, dans la salle du restaurant, en buvant deux bouteilles de Pouilly fumé. Tu te souviens que le Pouilly était moyen. Rien à voir avec celui de Serge Dagueneau et filles que vous buviez aux Vapeurs, à Trouville. Vous aviez fini la soirée au bar de l’hôtel avec plusieurs vodka-toniques, avant de remonter, de fumer un peu d’herbe et de refaire l’amour, jusque tard dans la nuit.
Aux Ambassadeurs, tu as vue sur la plage, sur la mer. Tu entends le bruit des vagues sur le sable. A la fenêtre, une mouette vient te saluer. Après les cris d’hier, tu profites du calme. Tu es parti très vite, sans réfléchir. Ta fille était chez sa mère pour la semaine. Tu étais saoul, Mado aussi. La troisième bouteille était de trop. Elles sont toujours de trop les troisièmes bouteilles. Vous le saviez depuis longtemps. Parfois, vous ne la sortiez pas. Trop souvent, vous cédiez. Il suffisait alors d’une phrase pour que ça déraille. La phrase, généralement, c’est toi qui la prononçait. Une bêtise, la plupart du temps. Tu ne comprenais pas que Mado n’ait jamais vu Les Biches et Une partie de plaisir. Tu soutenais que les poèmes de Paul-Jean Toulet valaient mieux que tous les romans anglais qu’elle pouvait lire. Ta voix méprisante blessait Mado qui te répondait qu’elle n’en avait rien à foutre de ton élitisme de merde, que tu ne valais rien, que tout le monde se tamponnait de tes mots. Quand elle se sentait attaquée, quand elle était en colère, Mado dégainait fort. Et tu répliquais et ça ne finissait jamais. Il y avait eu des téléphones piétinés, des lunettes cassées, des ordinateurs jetés par la fenêtre, des armoires renversées, une salade de poulpes sur un canapé, tu en oublies. Tu avais honte, Mado aussi.
Hier, tu ne sais plus ce qui s’est passé. Tu te revois arrivant à la gare du Nord, retirer ton billet à une borne automatique, appeler Les Tourelles puis Les Ambassadeurs. Tu portais le costume en lin blanc cassé que Mado venait de t’offrir pour ton anniversaire. Il était froissé, mais peu importe. Mado te le disait toujours : « Le lin n’est beau que froissé. » Tu avais ta vieille sacoche avec, à l’intérieur, trois paquets de Lucky strike, ton carnet Moleskine, un feutre noir et La bourgeoise de Cecil Saint-Laurent, dans son édition de poche. Dans le compartiment du train, tu étais seul, tu as dormi. Tu t’es réveillé dix minutes avant d’arriver à Noyelles-sur-mer. A l’entrée de la gare, le numéro de la compagnie de taxi était indiqué. Tu as appelé, es tombé sur une voix fatiguée : « J’arrive. » A ce moment, tu t’es dit que tu étais vraiment con : d’avoir gâché la soirée, d’avoir été incapable d’apaiser la situation, d’être parti, de te retrouver à deux heures de chez toi, de Mado, alors que tu n’as qu’une envie : la retrouver, lui demander pardon, en précisant pour la forme qu’elle avait exagérée elle aussi, embrasser ses lèvres, lui dire que tu l’aimes.
Dans le taxi, tu n’avais aucune envie de parler. Tu as seulement annoncé que tu allais au Crotoy, hôtel Les Ambassadeurs. Le chauffeur te regardait bizarrement. Il a dit : « Je connais » puis « Vous avez l’air sacrément fatigué ! » Pendant le trajet, tu fixais la route. Les départementales, ça te rappelait la Bretagne quand, gamin, tu arrivais à La Croix rouge, chez ta grand-mère. Mais ta grand-mère était morte depuis longtemps, tu étais loin de Mado, de ta fille, et le taxi s’arrêtait devant l’hôtel. Tu as réglé la course, regardé en direction de la mer. L’air était doux, avec un vent léger. Tu as sonné. Une jeune fille est venue t’ouvrir. C’est elle que tu avais eu au téléphone tout à l’heure. Elle n’était pas laide, avec une touche de vulgarité comme l’ont les starlettes de la télé-réalité. Elle t’a donné la clé de la chambre, t’a demandé si tu voulais un petit-déjeuner le lendemain matin. Non, tu ne voulais pas. Tu voulais qu’on te laisse tranquille. Tu voulais dormir, envoyer un mot à Mado, lire La bourgeoise de Cecil Saint-Laurent et repartir.
Ta chambre était simple, pas très grande. Un tableau assez moche, un bateau dans une tempête, ornait le mur bleu pâle. Tu ne t’étais pas endormi tout de suite. Tu n’avais pas envoyé de mot à Mado. Tu avais allumé le téléviseur. Tu avais zappé une rediffusion des Experts, des documentaires, les infos en continu. Ton numéro de carte bancaire t’avais permis d’accéder à la chaîne XXL. Trois hommes tatoués sortis d’une salle de musculation donnaient un plaisir forcé à une blonde aux seins refaits. De loin, elle ressemblait à la fille de l’accueil, en modèle Malibu beach. Tu ne détestais pas regarder des pornos ; Mado, non plus. Votre préférence allait aux films français de la fin des années 70, du début des années 80, avec Brigitte Lahaie et Marylin Jess. Tu aimais bien, notamment, ceux que Jean Rollin avait réalisés et scénarisés. Tu y retrouvais, tout autant que dans un Chabrol ou un Sautet, le monde d’avant : sa peau, ses mots, ses silhouettes. Tu n’as eu de cesse de parler du monde d’avant à Mado. Ca la faisait rire souvent. Elle se moquait de toi, avec douceur : tes actrices oubliées, ton Gégauff, ton Cecil Saint-Laurent.
Ce matin, justement, tu lis Cecil Saint-Laurent. Tu prends quelques notes. Tu sais que tu vas écrire, bientôt sur Cecil Saint-Laurent. Ton « Hussard » de coeur, même si les « Hussards » n’existent pas. Le plus oublié aussi, à côté de Nimier, Blondin ou Michel Déon. Laurent, pourtant, était le plus brillant, le plus flamboyant. Tu aimes ses sagas historiques et ses pamphlets, ses fuites dans les palaces et ses dialogues pour les films de Jean Aurel, avec Maurice Ronet. Tu aimes surtout La bourgeoise. Publié en 1974, deux ans avant ta naissance, ce roman te touche. Tu lis, pour la quinzième fois, l’histoire de Catherine, prise entre ses amours, ses désirs, son mari et son amant, une femme loin du féminisme, au plus près de ses plaisirs. Et tu penses à Mado. Tu vas lui écrire et tu vas rentrer. Tu vas t’excuser, sans préciser qu’elle avait exagéré. Tu n’es qu’un con, c’est tout.
En regardant la mer par la fenêtre, tu rallumes ton téléphone. Tu as un message : Mado. Tu imagines qu’elle t’insulte, qu’elle te dit que c’est fini. Mado, dans ces moments-là, tape aussi fort que tu lui as fait du mal. Mais non, ses premiers mots sont une caresse : « Mon amour ». Sur l’écran du portable, tu fais défiler la suite : « Il est enfin parti. Je n’en peux plus de lui. Il me pourrit la vie. Je n’ai qu’une envie : toi. Je fais ma valise et je te rejoins. Qu’il aille se faire foutre, avec sa dégueulasserie et son putain d’égo. Je suis enfin libre. Je t’aime follement Marc. » Tu vas rester, il te semble, quelques jours encore au Crotoy, aux Ambassadeurs.

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