Après deux romans remarqués - Martine fait du sentiment et Je vais de mieux en mieux - et une biographie de Serge Gainsbourg, pourquoi avoir choisi de vous intéresser à Françoise Sagan ?
Sagan, c’est le mythe de la gloire immédiate : l’attaque éclair de Bonjour Tristesse à 18 ans, immédiatement best-seller, des prix littéraires, une célébrité internationale instantanée. Le rêve de beaucoup d’adolescents. Comme Gainsbourg, Sagan est une figure majeure de la société française. Par son art de vivre solaire, elle a influencé et accompagné ses contemporains pendant plusieurs décennies. Sagan est une héroïne, comme Zidane aujourd’hui : par ses postures et ses prédilections, elle anticipe celles d’une génération et trace un chemin.
Ecrire sur Sagan a-t-il confirmé votre impression première sur l’écrivain et sur le personnage public qu’elle incarnait ?
Je n’avais pas d’a priori sur elle, seulement de la curiosité. J’ai toujours été intrigué par la maîtrise de Bonjour tristesse, chef-d’œuvre de concision écrit par une adolescente. Durant trois ans, j’ai enquêté auprès des ses amis, de sa famille, de ses secrétaires, de sa banquière… J’ai visité ses maisons, exploré sa bibliothèque, et même dormi dans son lit. J’ai relu toute son œuvre, consulté sa correspondance, décrypté des interviews, ses dessins d’enfant. La première chose qui m’a frappée, c’était l’intelligence extrême de cette gamine, sa vivacité hors norme. Même dans sa famille, où elle était la plus jeune, elle menait son monde avec un sens de la répartie singulier. Sagan possédait un merveilleux regard qui tenait sous le charme. Elle obtenait ce qu’elle voulait, même à la fin de sa vie, diminuée. Et puis elle était bonne, aussi : elle avait le cœur intelligent.
On évoque souvent l’expression «petite musique» pour qualifier l’écriture de Sagan. En dépassant cette formule, pourtant très parlante, comment définiriez-vous son style ?
«Petite» musique ? Pourquoi «petite» ? L’écriture de Sagan est musicale, ses phrases ont une scansion particulière. Jean-Louis de Boissieu, professeur à la Sorbonne, spécialiste du XVIIe siècle et de La Fontaine, pense que cette musique emprunte en partie au bégaiement qui caractérise le phrasé de Sagan : une bègue pop.
Quels sont, selon vous, les livres les plus emblématiques de cette “patte” Sagan ?
Aux adolescents, j’offre Bonjour Tristesse et Des Bleus à l’âme. Le premier, parce que tous peuvent s’identifier à Cécile, son héroïne en vacances, confrontée à sa nouvelle belle-mère. Et puis les jeunes lecteurs ne peuvent qu’être bluffés par l’écriture concise d’une fille de leur âge, même s’ils lisent peu. Le second, parce que pour la première fois Sagan y parle d’elle-même et montre le roman en train de se construire. Pour ma part, j’aime Avec mon meilleur souvenir…, recueil de portraits où la bonté, la générosité de Sagan illuminent chaque page. En ce moment, j’offre New York, le petit recueil de reportages que les éditions de l’Herne ont eu la bonne idée de publier. Et je pioche, au hasard, dans la collection Bouquins.
Presque quatre ans après sa mort dans une totale indifférence éditoriale, Sagan est aujourd’hui massivement rééditée. Un film de Diane Kurys la ressuscite également. Que vous inspire ce retour en grâce tardif ?
Aucun éditeur n’a assisté aux obsèques de Sagan, en 2004. Pourtant ses livres n’ont jamais disparu des librairies ni des bibliothèques françaises. On trouve l’intégrale de ses romans en collection Bouquins, qu’avait édité son ex-mari, Guy Schoeller. Mais de son vivant, sa situation financière a paralysé les éditeurs. Si Julliard republie certains romans de Sagan, c’est parce que Denis Westhoff, son fils, a accepté la succession de sa mère. Un pari assez fou, car elle ne lui a laissé qu’une colossale dette fiscale. Ce qui manque, à présent, c’est la réédition en poche pour les jeunes lecteurs. On ne trouve toujours pas Des Bleus à l’âme, ni en poche ni en grand format, sauf sur quelques sites de livres d’occasion.
En vous lisant, on a l’impression d’assister à la mort lente d’un vieux monde où légèreté et profondeur se mêlaient gaiement. Dans quelle mesure Sagan vous paraît-elle emblématique de ce passage du temps ?
Mon livre est publié à une période où le monde semble pesant, désenchanté, par manque de visibilité. Où est passée l’insouciance ? Je ne sais pas... L’épopée de Sagan se déroule, elle, sur fond de prospérité économique dans une France encore rurale gouvernée par des grandes personnes. La France se modernise, l’Etat Providence est en forme, le chômage n’existe pas. A la tête du pays, des hommes d’états responsables offrent une image protectrice. Sagan anticipe le mouvement : les Français rêvent d’acquérir une auto ; avec ses premiers droits d’auteur, elle s’offre une Aston Martin. Ils rêvent de vacances à la mer : elle loue une maison à Saint-Tropez et y invite tous ses copains. Mais elle a aussi influencé la société d’aujourd’hui. Sagan a été la matrice d’un type qui a fait école, celui de l’enfant-roi. Par son mode de vie hédoniste et son goût du jeu, elle préfigure les années Sarkozy : la jouissance à tout prix, le travail sans contraintes, l’argent claqué en choses inutiles, les voyages, le jeunisme, la fête… Dans les années Sagan, on pouvait se dépenser avec légèreté, parce que la société française semblait stable. Sa génération ne jerkait pas au bord du vide. Il n’y a plus de grandes personnes, pour citer Malraux. Il ne faut toutefois pas idéaliser les années 70. Sagan et ses amis regrettaient d’ailleurs d’avoir manqué les années 20… Et redoutaient secrètement une nouvelle guerre avec usage de l’arme atomique.
Vous parlez des amis de Sagan. Au coeur de sa vie et de votre biographie, on retrouve la figure, à la fois discrète et omniprésente, de Bernard Frank. Comment caractériser le lien qui les unissait ?
Une tendresse gratuite qui a duré toute leur vie. Ils s’aimaient, tout simplement. Lorsque un soir, Bernard Frank m’a dit : «Françoise était la femme de ma vie», j’ai cru tenir un scoop… Puis j’ai appris que plusieurs femmes, dans sa vie, s’étaient disputées le titre. Ce n’était pas une relation amoureuse. Sagan n’était pas le type de Bernard, attiré par des femmes du monde, plus âgées que lui. Et il n’était pas le type de Sagan, qui après avoir aimé, outre les femmes, les hommes mûrs, leur préférait les voyous, comme certaines bourgeoises. Ils avaient une règle : ne jamais commenter la vie amoureuse de l’autre. Du reste, ils s’épanchaient peu, ayant l’amitié pudique. Sagan, modeste et peu sûre de son talent, considérait que des deux, c’était lui le grand écrivain. Et il se laissait penser qu’elle n’avait pas tort…
Quelle trace laissera Françoise Sagan dans le petit monde des lettres et quels sont les écrivains qui vous paraissent marcher sur ses pas ?
À chaque fois qu’un lecteur ouvre Bonjour tristesse, Sagan ressuscite. Elle est très proche des gens, avec une écriture très simple : lorsqu’on la lit, elle est présente. Elle rend ses lecteurs heureux. Ses successeurs ? Des auteurs parisiens imitent son mode de vie, la coke, le night-clubbing… Mais nous rendent-ils heureux ? Des héritiers de Sagan, il y en a dans le rock, c’est sûr. Devant la grâce juvénile d’un groupe comme les Shades, avec sa maturité musicale, on ressent l’émotion qu’on dû éprouver ceux qui rencontrèrent Sagan en 1954. Le chanteur, Benjamin, qui écrit des textes brillants, a dix-sept ans et Harry, le batteur, 16 ans. Vous voyez, il y a encore des étoiles qui scintillent…
Marie-Dominique Lelièvre, Sagan, à toute allure, 348 pages, Denoël.
Interviouve parue dans L'Opinion indépendante, le 13/06/08
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