dimanche 12 mai 2013

Stendhal au bordel


Linjustice, parfois, tient à de petites choses. En cette année de commémoration Stendhal – il est né le 23 janvier 1783 – Dominique Fernandez lui consacre un parpaing de 800 pages dans la collection « Dictionnaire amoureux ». En bon spécialiste du genreil en a déjà rédigé deux sur lItalie et la RussieFernandez découpe Stendhal avec un sérieux très alphabétique. Il exécute les figures imposées, impressionne les gogos par la masse dinformations brassées. Stendhal, pourtant, ne surgit pas des pages de Fernandez : trop de lourdeurs, zéro émotion. A l’inverse, Stendhal est tout entier, terriblement vivant, dans la flânerie rapide, enlevée et stylée de Gérard Guégan : Appelle-moi Stendhal.
A travers une quête qui commence le mardi 22 mars 1842, jour de la mort de Stendhal, Guégan nous permet de répondre à une question simple : quest-ce quun écrivain français ? Henri Beyle, Stendhal a écrit ces romans quon lit à ladolescence, pour ne plus les lâcher : Le Rouge et le Noir et La Chartreuse de Parme. La langue est trépidante : lyrisme sec, cavalcade nette. Les garçons se rêvent Julien Sorel ou Fabrice Del Dongo, tombent sous le charme de Clélia Conti et Mathilde de la Môle. Du vivant du romancier : aucun succès. Les Français ne comprennent rien, au contraire des Italiens. Sur sa tombe, penser à faire graver : « Arrigo Beyle, Milanese ». Peu importe, Stendhal écrit, dans la facilité ou la douleur, se moquant des genres : Lucien Leuwen, De l’amour, des chroniques, son Journal. Guégan note : « Un professeur d’énergie, et un camarade de parti. Le seul qui compte. Le parti des âmes sensibles. »
Un parti auquel Guégan appartient sans conteste. Pas seulement parce que, comme Stendhal, il ne déteste pas les pseudonymes : Stéphane Vincentanne, Freddie Lafargue et Philippe Carella, parmi nos préférés. Guégan, surtout, a toujours fait sienne la liberté absolue dont Stendhal chargeait ses mots. Une des raisons, sans doute, pour laquelle l’histoire officielle n’a jamais été son dada. Il l’a montré en retoquant Debord ou, dernièrement, en retraçant le destin noir et tragique de Jean Fontenoy dans Fontenoy ne reviendra plus (Prix Renaudot Essai 2011).
Dans Appelle-moi Stendhal, Guégan, plus que jamais, n’en fait qu’à sa fête. Il suit son modèle à la trace, le tutoie. Diplomate de carrière, Stendhal n’est pas mort en sortant du ministère des Affaires étrangères. Il était au 9 rue de l’Arcade, dans un bordel, avec un compagnon de plaisir : Joseph Lingay, « le plus corrompu des corrupteurs », l’âme damnée de la Monarchie de Juillet. Pour que les menus vices ne s’ébruitent pas, Lingay décide d’oeuvrer pour la gloire de Stendhal. Ca tombe bien : « L’écriture, c‘est du désir et de la jouissance, et rien d’autre. » Mis dans la confidence, Guégan est aux anges et aux diables. Se jouant du temps, il hante les tavernes enfumées où l’on boit sans fin, fait dialoguer Gobineau, le dandy sulfureux de l’Essai sur l’inégalité des races et des Pléiades, et Jean Prévost, mort sous les balles allemandes le 1er août 1944 ; Jacques Laurent, auteur d’un lumineux Stendhal comme Stendhal, et Paul-Emile Daurand-Forgues, alias Old Nick, le premier et l’un des très rares à avoir salué La Chartreuse de Parme. Entre les lignes, Balzac passe, Roger Vailland et Jean Dutourd également. Ils croisent les muses cachées ou assumées du maître, des femmes mariés, des actrices, des putains: Alberthe de Rubempré, Jules Gaulthier, Clémentine Curial, on en oublie. Pour des raisons parfois peu avouables, les messieurs et les dames ne jurent plus que par Stendhal. Une exquise Monelle revient même d’une nuit d’amour, sur la plage du Prado, en 1958. Avec elle et avec Guégan, concluons : « Et maintenant, Gobineau, le temps des plaisirs s’achève, refaisons l’amour. »
Gérard Guégan, Appelle-moi Stendhal, Stock, 2013
Dominique Fernandez, Dictionnaire amoureux de Stendhal, Plon, 2013
Papier paru dans Causeur Magazine, mai 2013

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