lundi 20 septembre 2010

Schiffter, flâneur classieux et sentimental


Que faire dans ce que Baudouin de Bodinat nomme « le peu d’avenir que contient le temps où nous vivons » ?
L’époque, agrégat de manageurs et de managés volontaires, ne propose guère qu’expédients sécuritaires d’une part, et remèdes euphorisants des babas du blabla philosophique d’autre part. L’époque, il est vrai, n’aime pas les dandies.
Qu’est-ce qu’un dandy? C’est Mastroianni dans la Dolce vita, Jacques Dutronc dans Joseph et la fille avec sa vieille veste kaki, sa dégaine délicatement cabossée et ses yeux de gentleman cambrioleur plantés dans ceux de Hafsia Herzi. C’est, du côté des mots et de l’esprit buissonnier, Frédéric Schiffter, “nihiliste petit-bourgeois”, classieux et dilettante. Point commun à tous : l’élégance comme art de survivre.
Braconnages philosophiques
Dans sa Philosophie sentimentale, flânerie autour de ses quelques auteurs de chevet et des phrases qui nous restent d’eux quand nous avons tout oublié, Schiffter aurait d’ailleurs pu citer Jacques Dutronc : “J’aime les filles de chez Castel / J’aime les filles de chez Régine / J’aime les filles qu’on voit dans Elle / J’aime les filles des magazines.”
Schiffter fait partie de ceux qui pensent que les jeunes filles aident à supporter l’immonde et que la plus touchante des réponses, quand un journaliste demande à une actrice, Brigitte Bardot en l’occurrence, quel est le plus beau jour de sa vie, est : “Une nuit.” Et de nous rappeler, en écho, la pensée de José Ortega y Gasset : « L’amour est la tentative d’échanger deux solitudes. »
Schiffter n’écrit pas de manuel pour être heureux, encore moins d’antimanuel pour se palucher sans entraves. Avec Schopenhauer, il sait que « L’histoire d’une vie est toujours l’histoire d’une souffrance » et L’Ecclésiaste lui est un précieux compagnon de déroute : « Ne sois pas trop juste, ne pratique pas trop la sagesse : pourquoi te rendre ridicule ? »
Aux figures imposées des philosophes élyséens et autres rebelles de Caen, il préfère les braconnages hors des lopins balisés. Déjà, lorsqu’il était étudiant, il choisissait Jean-Patrick Manchette et Raymond Chandler plutôt que Kant ou Levinas. La philosophie, c’est aussi un roman noir. Question de style et de plaisir lui qui, avec Pessoa, se souvient qu’il est essentiel de « vivre une vie cultivée et sans passion, suffisamment lente pour être toujours au bord de l’ennui, suffisamment méditée pour n’y tomber jamais. »
Les temps retrouvés
Avec sa Philosophie sentimentale, Schiffter offre un livre de l’inquiétude, du temps perdu et du temps retrouvé. Le temps, pour le philosophe, est une arme de guerre à l’heure du règne des VRP, des DRH, des VIP. Le temps et la lenteur, toujours, contre les sigles et les acronymes. Nietzsche ne disait pas autre chose : « Celui qui ne dispose pas des deux tiers de sa journée pour soi est un esclave. » Le temps, chez Schiffter, est celui de l’ennui enchanteur et des fugues chez Montaigne, Chamfort ou, plus récemment, chez Michel Houellebecq. C’est aussi le temps du flirt et des corps amoureux, des lunettes noires et de la plage loin du bavardage des fâcheux et des bonnes femmes.
C’est enfin le temps des larmes. Schiffter est né en Haute-Volta en 1956 : il ne connaitra la France qu’à dix ans, après la mort de son père. Et il faut lire, dans Philosophie sentimentale, ces pages sur le coeur mis à nu d’un orphelin à perpétuité, quand surgissent les silhouettes bouleversantes de ce père mort beaucoup trop tôt et d’une mère malade, qui boit un peu trop, une mère aux gestes “beaux comme les tremblements des mains dans l’alcoolisme”, selon la formule paradoxale et poignante de Lautréamont.

Frédéric Schiffter, Philosophie sentimentale, Flammarion, 2010
Papier paru sur Causeur.fr, le 19/09/2010.

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