dimanche 4 février 2007

Jeune femme blonde au coeur des décombres


Minuit passé, des sacs d’air lourd, d’étoiles tristes sur ses épaules, Lucie rentre chez elle.
Elle commençait à s’ennuyer au Mambo, le club hype de « la ville où il fait bon vivre ». Partout des technomans, des flippés du plaisir tout seul, des poules mi-pertes mi-profit rivalisant d’œillades vulgaires.
Venue pour accompagner son amie Aude, Lucie s’est enfuie sans un mot. Décidément ces fêtes – avec physionomiste à l’entrée, musique trop forte, coquetèles sans goût, amas d’anonymes gogos danseurs friqués – ne sont pas pour elle. Aux clubs, Lucie préfère les bistrots, les brasseries, les zincs, les bars, les troquets, les caboulots. Tous ces lieux qu’elle fréquentait à Brest, ces lieux aux noms magnifiques – le Jean Bart, le Surcouf, le Tudor ou l’Embarcadère- où il est encore possible de parler, de se taire, de s’enivrer sans rendre de comptes, de lire dans une arrière-salle, de se cacher pour échapper au monde, au bruit, pour embrasser l’homme de sa vie ou s’harnacher au temps qui, quelques secondes, se suspend.
Après avoir monté les cinq étages jusqu’à son studio, ouvert puis repoussé la porte, Lucie enlève sa veste en lin blanche. Il fait terriblement chaud sous les toits. L’air qui s’est engouffré par le vasistas lui brûle les joues, la nuque. Il cogne les tissus, les étoffes légères, le caraco, le Jean.
Lucie veut prendre un bain. Le bruit de l’eau qui coule, qui plonge sur l’émail de la baignoire lui fera oublier les heures perdues, les rires gras qui l’ont accompagnée toute la soirée.
Et puis non, pas de bain. Lucie va se déshabiller, garder sur sa peau la sueur, les fumées, les poussières, les lumières tristes de la soirée. Elle ira chercher dans sa bibliothèque L’amour fou ou Les contes de la folie ordinaire, peut-être Bonjour tristesse. Elle hésite. Elle peut prendre les trois, passer de l’un à l’autre, laisser les mots, les émotions se mélanger, échanger leur respiration.
Lucie va prendre les trois, c’est décidé. Elle grimpera ensuite les quelques marches en bois de l’escalier menant à la mezzanine. Plutôt une échelle qu’un escalier d’ailleurs. En arrivant dans « la ville où il fait bon vivre », il y a trois semaines, c’est l’échelle en bois et la mezzanine qui ont fait craquer Lucie. Elles les voulaient, elles les a eus et l’appartement avec.
Installée dans sa mezzanine, Lucie s’allongera, nue, sur les draps. Elle laissera le vasistas ouvert, remontera les stores. Lucie aime que la lune assoupie la mate, la reluque en train de lire.
Lucie lira d’abord « La plus belle fille du monde », le plus beau conte de Bukowski. Elle le connaît par cœur. Elle le lit sans cesse. Bukowski lui parle d’elle comme personne. Jamais un homme n’a prononcé pour Lucie les mots que Bukowski offre à son héroïne. Et sûrement pas l’autre imbécile qu’elle a envoyé valdinguer au téléphone, avant qu’elle quitte le club.
Comment avait-il eu son numéro ? Elle ne se rappelle plus. Elle a dû lui donner le jour où elle l’a rencontré. Pour s’en débarrasser. Elle ne l’a jamais embrassé pourtant. Elle avait même oublié son prénom. Elle ne lui a rien promis, ne lui a rien dit. Juste, tout à l’heure : « Non, je ne viens pas. Je suis au Mambo avec une amie. »
Retirant son Jean, Lucie entend déjà la voix de Bukowski. Une voix qu’elle a écoutée à la radio, à la télé. Le fameux Apostrophe où Hank était raide bourré.
Dans quelques minutes, sa tête calée sur un oreiller, elle allumera une marlboro light, trempera ses lèvres dans un verre de Bourgogne blanc. Et elle lira Bukowski. Les mots du poète américain glisseront sur elles, caresseront chaque grain de beauté, chaque tache de son. Elle les guidera de son souffle, les accompagnera de ses mains, de ses doigts.
Lucie est nue. Le caraco est par terre, au milieu de la pièce. A côté du Jean, de la veste en lin, des ballerines.
Lucie, ce soir, ne portait aucun sous-vêtements, peau au plus près de l’étoffe, à l’affût des émotions qui ne sont pas venues, qui attendaient le retour sous les toits.
Lucie se regarde dans la glace fixée au mur. La plus belle fille du monde, c’est elle. C’est écrit, elle y croit . Son miroir et la voix de Bukowski ne disent rien d’autre : « Cass était la plus jolie fille de la ville. Cass aimait la danse, le flirt, embrasser les hommes, mais sauf pour deux ou trois, au moment où les types allaient se la faire, Cass avait toujours filé entre les pattes, salut les mecs. »
Le miroir aime les boucles blondes de Lucie. Il aime ses cheveux qui tombent aux épaules, les malaxent. Il aime aussi, follement, ses épaules, des épaules de danseuse, épaules sculptées par les mouvements aériens et graciles des bras. Il aime les lèvres de Lucie qui se posent parfois sur l’éclat froid et lisse de son reflet, des lèvres couleur framboise, à croquer, à effleurer d’un doigt baladeur. Et puis il aime le cou de Lucie, ses seins petits et fripons, son ventre où naît le désir, le plaisir, ses cuisses, le compas fabuleux de ses jambes.
Le miroir le redit à Lucie : la plus belle fille du monde, c’est toi.
Lucie monte les premières marches de l’escalier. Dans son dos, la porte s’ouvre. Un bruit de poignée, un grincement léger. Lucie se retourne, redescend une marche. Elle ne dit rien. Elle n’a pas le temps de prononcer le moindre mot. Elle laisse tomber les livres. Elle voit le regard de l’homme. Elle voit le couteau dans sa main droite.

_ Je t’avais dit de venir !

L’homme n’en dit pas plus. Lucie non plus. Il la regarde à peine. Il n’y a, pour lui, que son couteau, qu’il serre, et ses battements de cœur, qui fracassent toutes les horloges, qui le rendent fou.
L’homme ne voit pas les frissons sur la peau de Lucie. Il ne voit pas la peau que recouvre une mince pellicule de peur. Une peau blanche et l’ombre belle, la tâche d’ombre lumineuse, d’une toison, d’une motte couleur d’écorce claire.
Un coup part, une claque, un poing.
Lucie glisse, tombe au pied de l’escalier. Lucie ne pousse aucun cri. Lucie ne comprend pas. Lucie sent la pointe du couteau qui s’enfonce, une fois, deux fois.
Touchée, trouée, Lucie ne sent plus rien, ne voit plus rien.
L’homme plante vingt fois le couteau dans le corps de Lucie. Toujours dans le cœur. Et puis il se tire, repoussant la porte derrière lui.

9 commentaires:

Anonyme a dit…

J'aime les décombres, j'aime les jeunes femmes blondes et surtout j'aime les hasards objectifs. En exergue de votre blog, une des citations les plus délicieuses qui soit, et de mon cher Toulet que me fit découvrir Bulteau qui se trouva être des années plus tard collègue lagardèrien achèle de Jenny à qui j'ai fait lire Toulet, etc; etc...
C'est beau comme un film choral américain ou, dans un autre genre, la Communion des Saints vue par Bloy et Bernanos.
J'adore quand le Sens circule

Arnaud Le Guern a dit…

Le sens circule : il fait même des claquettes ! Et comme vous, j'aime les hasards objectifs et autres correspondances mystérieuses.

Anonyme a dit…

Mon cher Bulteau que j'espère voir bientôt qui garde un souvenir tendre du jeune Alfredo. Toulet j'ai lu des bribes pour l'instant, je suis plongée dans les douceurs noires. Il n'y a eu que de bô hasards.

Arnaud Le Guern a dit…

Noires douceurs : un beau titre pour une anthologie autour des fées d'hiver et autres femmes fatales !

Anonyme a dit…

Sur les jolies filles qui boivent leur petit noir au zinc du péhèmu le matin. Un chocolat (noir) pour la douceur.

Anonyme a dit…

Seul coquetèle de la FdN, le gin tonic à l'espagnol, bouteille de tonic à part.
J'aime aussi les décombres, sans nostalgie des miens.
Le sens circule et palpite, réchauffe.
Je suis imovanée, bande-son BS qui me berce (Oh what a night), le clebs sur le parquet, la chatte sur l'imprimante.
ADG va tenir mes cinq minutes avant la grande apnée.

Anonyme a dit…

La photo, c'est American beauty, non?

Anonyme a dit…

J'aurais dit ça aussi.

Anonyme a dit…

C'est Mena Suvari, Lolita de American beauty