Il semble qu'aujourd'hui, dans le Courrier picard, notre nouvelle Petite mort au Crotoy figure en belle place. C'est notre ami Philippe Lacoche, homme à fleur de peau et romancier de beau style - lire Des Sourires qui s'éteignent que nous avons édité chez L'Archipel/ Ecriture - qui nous l'a demandée. Tchin, cher Philippe.
Il n’y avait plus de chambres libres aux Tourelles.
Ca
t’a énervé, et puis non finalement. C’était mieux.Trop de
souvenirs aux Tourelles. C’était en juin, déjà, mais tu as
oublié l’année. Il y a trois ans, peut-être, ou quatre. Mado
portait la robe noire fendue que tu lui avais offerte et des
escarpins qui soulignaient la grâce de ses chevilles. Elle était
bronzée, depuis votre ouiquende à Trouville, quelques semaines plus
tôt. Tout juste arrivés aux Tourelles, vous aviez fait l’amour,
chambre 13. Vous aviez ensuite dîné d’un plateau de fruits de
mer, dans la salle du restaurant, en buvant deux bouteilles de
Pouilly fumé. Tu te souviens que le Pouilly était moyen. Rien à
voir avec celui de Serge Dagueneau et filles que vous buviez aux
Vapeurs, à Trouville. Vous aviez fini la soirée au bar de l’hôtel
avec plusieurs vodka-toniques, avant de remonter, de fumer un peu
d’herbe et de refaire l’amour, jusque tard dans la nuit.
Aux
Ambassadeurs, tu as vue sur la plage, sur la mer. Tu entends le bruit
des vagues sur le sable. A la fenêtre, une mouette vient te saluer.
Après les cris d’hier, tu profites du calme. Tu es parti très
vite, sans réfléchir. Ta fille était chez sa mère pour la
semaine. Tu étais saoul, Mado aussi. La troisième bouteille était
de trop. Elles sont toujours de trop les troisièmes bouteilles. Vous
le saviez depuis longtemps. Parfois, vous ne la sortiez pas. Trop
souvent, vous cédiez. Il suffisait alors d’une phrase pour que ça
déraille. La phrase, généralement, c’est toi qui la prononçait.
Une bêtise, la plupart du temps. Tu ne comprenais pas que Mado n’ait
jamais vu Les
Biches
et Une
partie de plaisir.
Tu soutenais que les poèmes de Paul-Jean Toulet valaient mieux que
tous les romans anglais qu’elle pouvait lire. Ta voix méprisante
blessait Mado qui te répondait qu’elle n’en avait rien à foutre
de ton élitisme de merde, que tu ne valais rien, que tout le monde
se tamponnait de tes mots. Quand elle se sentait attaquée, quand
elle était en colère, Mado dégainait fort. Et tu répliquais et ça
ne finissait jamais. Il y avait eu des téléphones piétinés, des
lunettes cassées, des ordinateurs jetés par la fenêtre, des
armoires renversées, une salade de poulpes sur un canapé, tu en
oublies. Tu avais honte, Mado aussi.
Hier,
tu ne sais plus ce qui s’est passé. Tu te revois arrivant à la
gare du Nord, retirer ton billet à une borne automatique, appeler
Les Tourelles puis Les Ambassadeurs. Tu portais le costume en lin
blanc cassé que Mado venait de t’offrir pour ton anniversaire. Il
était froissé, mais peu importe. Mado te le disait toujours :
« Le
lin n’est beau que froissé. »
Tu avais ta vieille sacoche avec, à l’intérieur, trois paquets de
Lucky
strike,
ton carnet Moleskine, un feutre noir et La
bourgeoise
de
Cecil Saint-Laurent, dans son édition de poche. Dans le compartiment
du train, tu étais seul, tu as dormi. Tu t’es réveillé dix
minutes avant d’arriver à Noyelles-sur-mer. A l’entrée de la
gare, le numéro de la compagnie de taxi était indiqué. Tu as
appelé, es tombé sur une voix fatiguée : « J’arrive. »
A ce moment, tu t’es dit que tu étais vraiment con : d’avoir
gâché la soirée, d’avoir été incapable d’apaiser la
situation, d’être parti, de te retrouver à deux heures de chez
toi, de Mado, alors que tu n’as qu’une envie : la retrouver,
lui demander pardon, en précisant pour la forme qu’elle avait
exagérée elle aussi, embrasser ses lèvres, lui dire que tu
l’aimes.
Dans
le taxi, tu n’avais aucune envie de parler. Tu as seulement annoncé
que tu allais au Crotoy, hôtel Les Ambassadeurs. Le chauffeur te
regardait bizarrement. Il a dit : « Je
connais »
puis « Vous
avez l’air sacrément fatigué ! »
Pendant le trajet, tu fixais la route. Les départementales, ça te
rappelait la Bretagne quand, gamin, tu arrivais à La Croix rouge,
chez ta grand-mère. Mais ta grand-mère était morte depuis
longtemps, tu étais loin de Mado, de ta fille, et le taxi s’arrêtait
devant l’hôtel. Tu as réglé la course, regardé en direction de
la mer. L’air était doux, avec un vent léger. Tu as sonné. Une
jeune fille est venue t’ouvrir. C’est elle que tu avais eu au
téléphone tout à l’heure. Elle n’était pas laide, avec une
touche de vulgarité comme l’ont les starlettes de la télé-réalité.
Elle t’a donné la clé de la chambre, t’a demandé si tu voulais
un petit-déjeuner le lendemain matin. Non, tu ne voulais pas. Tu
voulais qu’on te laisse tranquille. Tu voulais dormir, envoyer un
mot à Mado, lire La
bourgeoise
de Cecil Saint-Laurent et repartir.
Ta
chambre était simple, pas très grande. Un tableau assez moche, un
bateau dans une tempête, ornait le mur bleu pâle. Tu ne t’étais
pas endormi tout de suite. Tu n’avais pas envoyé de mot à Mado.
Tu avais allumé le téléviseur. Tu avais zappé une rediffusion des
Experts,
des documentaires, les infos en continu. Ton numéro de carte
bancaire t’avais permis d’accéder à la chaîne XXL. Trois
hommes tatoués sortis d’une salle de musculation donnaient un
plaisir forcé à une blonde aux seins refaits. De loin, elle
ressemblait à la fille de l’accueil, en modèle Malibu
beach.
Tu ne détestais pas regarder des pornos ; Mado, non plus. Votre
préférence allait aux films français de la fin des années 70, du
début des années 80, avec Brigitte Lahaie et Marylin Jess. Tu
aimais bien, notamment, ceux que Jean Rollin avait réalisés et
scénarisés. Tu y retrouvais, tout autant que dans un Chabrol ou un
Sautet, le monde d’avant : sa peau, ses mots, ses silhouettes.
Tu n’as eu de cesse de parler du monde d’avant à Mado. Ca la
faisait rire souvent. Elle se moquait de toi, avec douceur : tes
actrices oubliées, ton Gégauff, ton Cecil Saint-Laurent.
Ce
matin, justement, tu lis Cecil Saint-Laurent. Tu prends quelques
notes. Tu sais que tu vas écrire, bientôt sur Cecil Saint-Laurent.
Ton « Hussard » de coeur, même si les « Hussards »
n’existent pas. Le plus oublié aussi, à côté de Nimier, Blondin
ou Michel Déon. Laurent, pourtant, était le plus brillant, le plus
flamboyant.
Tu aimes ses sagas historiques et ses pamphlets, ses fuites dans les
palaces et ses dialogues pour les films de Jean Aurel, avec Maurice
Ronet. Tu aimes surtout La
bourgeoise.
Publié en 1974, deux ans avant ta naissance, ce roman te touche. Tu
lis, pour la quinzième fois, l’histoire de Catherine, prise entre
ses amours, ses désirs, son mari et son amant, une femme loin du
féminisme, au plus près de ses plaisirs. Et tu penses à Mado. Tu
vas lui écrire et tu vas rentrer. Tu vas t’excuser, sans préciser
qu’elle avait exagéré. Tu n’es qu’un con, c’est tout.
En
regardant la mer par la fenêtre, tu rallumes ton téléphone. Tu as
un message : Mado. Tu imagines qu’elle t’insulte, qu’elle
te dit que c’est fini. Mado, dans ces moments-là, tape aussi fort
que tu lui as fait du mal. Mais non, ses premiers mots sont une
caresse : « Mon
amour ».
Sur l’écran du portable, tu fais défiler la suite : « Il
est enfin parti. Je n’en peux plus de lui. Il me pourrit la vie. Je
n’ai qu’une envie : toi. Je fais ma valise et je te rejoins.
Qu’il aille se faire foutre, avec sa dégueulasserie et son putain
d’égo. Je suis enfin libre. Je t’aime follement Marc. »
Tu vas rester, il te semble, quelques jours encore au Crotoy, aux
Ambassadeurs.
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