Loin des philosophes du « chichi » et du « blabla », Frédéric Schiffter a choisi le chemin des fugues. Depuis sa Lettre sur l’élégance, en 1988, les titres de ses livres esquissent un art délicat de la flânerie : Pensées d’un philosophe sous Prozac, Métaphysique du frimeur ou Petite philosophie du surf. Ses phrases vagabondent, nous enchantent : « J’aimerais être un crooner, roucouler de vieux standards de jazz dans les salons des grands palaces du monde, en m’accompagnant au piano. »
Crooner, Schiffter l’est, tendance « penseur de charme ». Sur le bord de la piscine de l’Hôtel du Palais, à Biarritz, ou trinquant à la grâce de Paul-Jean Toulet, entouré de son ami photographe Claude Nori et de jolies naïades en bikini, il laisse infuser ses mots avant de les poser, selon ses envies et son ennui, dans des carnets à la reliure élégante. De ces carnets, Schiffter extrait des aphorismes – Traité du Cafard et Délectations moroses – et des études très personnelles, où le journal intime se mêle à la biographie, sur quelques écrivains indispensables. Il nous avait offert Philosophie sentimentale, des braconnages entre les lignes de Pessoa, Proust ou Schopenhauer qui obtinrent le prix Décembre 2010. Il publie aujourd’hui, manière d’enrichir une panoplie tout autant littéraire que philosophique, Le charme des penseurs tristes.
Dès sa préface, Schiffter tient sa blue note : « J’ai derrière moi un demi-siècle de tristesse, ce qui représente une honnête carrière de philosophe sentimental. » Très jeune, Schiffter a perdu son père. Orphelin et enfant unique, il s’est fait, pour suspendre le temps, une certaine idée de la mélancolie : elle ne sera que petits luxes et volupté. Hors de question, pour lui, de laisser ses éclats d’âme abîmer par les apôtres du bonheur obligatoire ou par des « bonnes femmes » revendicatrices. Il s’agit de choisir la meilleure des compagnies.
Dans Le charme des penseurs tristes, Schiffter fait les présentations. Il se balade dans les impasses avec Socrate. Madame du Deffand est baptisée « la marquise du cafard » tandis que Hérault de Séchelles, playboy de la Révolution, est « le terroriste à l’eau de rose ». Avec L’Ecclésiaste, il commence fort : « A mes yeux, outre sa brièveté, la grande qualité du livre de l’Ecclésiaste, c’est qu’il est un faux, un canular, un numéro de ventriloque littéraire. » On imagine aisément les soirées passées à badiner, par delà le temps, avec Cioran, Henri Roorda – auteur de Le rire et les rieurs et de Mon suicide – et Roland Jaccard. Quand apparaissent le « gentleman » Albert Caraco et Nicolàs Gomez Dàvila, ça se corse. Mise au point à l’usage des pieds-pensants du progressisme : « Contrairement à ce que s’imagine l’homme de gauche, le réactionnaire n’a rien de commun avec l’homme de droite. Sans doute arrive-t-il à ce dernier de se définir lui-même de la sorte, mais ce n’est pour lui qu’un déguisement avec lequel il cherche à exaspérer son adversaire. » A la fin de son envoi, Schiffter, homme de goût et d’élégance, cite Françoise Sagan : « Haïr la vie dans le fond pour l’aimer sous toutes ses formes. » Touché : Bonjour tristesse, évidemment.
Frédéric Schiffter, Le
charme des
penseurs tristes,
Flammarion, 2013
VO de notre papier publié dans Causeur, septembre 2013
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