dimanche 15 avril 2012

Coquetèle Weyergans


Quand l’air du temps pèse, une échappée possible : lire François Weyergans.
Sa réputation étant connue – il serait paresseux, dilettante, adepte de Jean-Luc Delarue, toujours en retard -, il est souvent plus facile de le relire, dans l’attente d’un nouveau texte annoncé, qui traîne, qui vient pourtant d’arriver. Sept ans après Trois jours chez ma mère, prix Goncourt 2005, Weyergans publie Royal Romance, une histoire d’amour triste, de flâneries, de spleen et d’humour léger comme un entrechat de ballerine.
Royal Romance devait s’appeler Mémoire pleine, clin d’oeil aux smartphones qui renferment les messages des amants, les rendez-vous clandestins, les désirs, les peurs. Sur le dernier jeu d’épreuves, Weyergans a finalement choisi, comme titre, le nom du coquetèle préféré de Justine, l’héroïne de son roman. Un coquetèle dont la composition met l’eau à la bouche : moitié Gin, un quart Grand Marnier, un quart fruits de la passion, un soupçon de grenadine. Justine, qui n’aime boire que ce délicat breuvage, le fait découvrir à Daniel Flamm, double parfait de Weyergans. Justine est une jeune actrice en quête de rôles ; Daniel, un écrivain vagabond et élégant, amateur de beaux papiers, obsédé  des femmes fugitives. Justine dit : « Tu m’appelleras ta petite garce, ça ira très bien avec ma robe rouge » ; Daniel, lui, répond à côté : « Parfois, je m’interdis de sortir dans la rue pour m’empêcher de croiser des femmes avec qui je voudrais passer la soirée, la nuit, une semaine, ma vie, en ayant la prétention de croire – laissez-moi leur parler – qu’elles seraient d’accord. »
L’art très dandy de la digressionIls se sont rencontrés dans une librairie de Montréal. Ils se retrouvent au Reine Elisabeth, un hôtel de luxe. Ils se baladent, au cœur des montagnes, dans des voitures de location. Il y a d’autres hommes dans la vie de Justine, d’autres femmes dans celle de Daniel, des enfants également. Entre le Québec et Paris, avec détours par Berlin et l’Alsace, ils mêlent leurs corps et leurs sentiments, s’envoient des milliers de sms et des cassettes enregistrées, font monter l’excitation en regardant des films pornos, jusqu’à la lassitude des années et de la proximité. Tout ça risque de mal finir : l’amour, on le sait, est un chien de l’enfer.
Il arrive que Weyergans soit comparé à Woody Allen. Pourquoi pas : le Woody Allen de Whatever works et son interprète Larry David, dépressif classieux se moquant du monde et tombant sous le charme de la très jolie Evan Rachel Wood.  Weyergans, surtout, et de plus en plus, fait penser à Bernard Frank. Ses romans, ses histoires d’amour, sont le prétexte à un art de la digression qui ressemble à une vie douce. Dans Royal Romance, il y a Justine bien sûr. Il y a aussi la joie ambiguë de la lecture des journaux, la Neuvième Symphonie de Beethoven, des théories sur le sel et les emplois fictifs, le questionnaire de Beck, l’ombre du crabe et des chutes fatales, Arcane 17 d’André Breton, des films russes et des fulgurances sculptées avec détachement : « Raconter un drame aide-t-il à vous en libérer ? Bien sûr que non, bien qu’on nous fasse miroiter le contraire. On aimerait que ce soit comme ça, on aimerait être délivré, mais se souvenir est une horreur. Même quand la mémoire vous rend heureux, elle vous rend triste […] On a beau revenir en arrière, on ne peut plus rien changer. On y voit sans doute un peu plus clair, mais à quoi bon y voir plus clair quand c’est trop tard ? »
C’est, à l’heure du formatage généralisé des mots, un de nos derniers plaisirs : l’envie de noter dans un carnet chacune des phrases de Weyergans.
François Weyergans, Royal Romance, Julliard, 2012
Article paru dans Causeur magazine, avril 2012

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