vendredi 17 juillet 2015

Pascal Jardin - Toupie la rage


L'avertissement donne le ton : « C'est un livre en colère. » Variantes : foutraque, lyrique, à l'assaut, à la caresse, plein de larmes, froissé. Pascal Jardin voulait épingler un chagrin sentimental. Il a réussi. Sa plume est un couteau. C'est violent, excessif et tranchant dans le vif des chairs. Comparées à Toupie la rage, les confidences mélancoliques de La guerre à 9 ans, paru un an plus tôt, ressemblent à une bluette. Mais Jardin s'en moque. En guise de bandeau autour du roman, il a choisi : « L'amour dingue ». Parce que c'est brutal. A son éditeur, il précise : « Je lancerai le livre moi-même et très fort, comme je suis, comme une brute. »

Dès la première scène, le narrateur est en mauvaise posture : « L'homme qu'il ne connaissait pas se tenait sur lui et faisait l'amour à bout de bras, appuyé sur les mains. Il n'avait pas pensé qu'il fût posible d'être pris par devant. Pour lui, l'homosexualité était affaire de dos tourné. » Il s'agissait d'un cauchemar. Sa femme, Raphaëlle, dort à ses côtés. Lui faire l'amour remet les idées en place. Pour le romantisme, on repassera. Le couple a du plomb dans l'aile. Une autre femme rôde, s'impose. Son surnom : la Polack. Le roman a failli être ainsi titré. « Trop dépréciatif », a jugé Grasset.

La Polack a 18 ans, fille d'architecte, it-girl de l'époque. Pascal Jardin croit la vouloir ; elle se fait désirer. Toujours la même histoire : « A près de quarante ans, recommencer un grand amour, il n'avait plus la force. » Leurs pas de deux, entre l'avenue de Courcelles et Saint-Tropez, le Grand-Véfour et l'hôtel du Palais à Biarritz, sont électriques. Beaucoup de temps passé sur les routes, pied au plancher de luxueuses voitures de sport, dans des restaurants et night-clubs douteux, dans des maisons de famille. Désir, cris et incompréhensions sont de la partie : « Cette nuit-là, il ne sut ni parler, ni sourire, ni calmer, ni caresser, ni faire l'amour. Il ne sut rien faire du tout […] Elle dormait de son sommeil d'enfant, de son sommeil de fille à whisky, lourdement, en transpirant. Ce brouillard d'eau sorti de son corps sentait follement bon. Il lécha sa peau brune. Elle ne le sut jamais. »

Pascal Jardin veut tout raconter. Sa vie, ses œuvres, ses amours. On l'imagine noircir frénétiquement chaque page. Comme s'il devinait déjà sa mort, en 1980, à 46 ans. Il n'a pas de temps à perdre. Avec un certain dégoût, il se noie dans les commandes : un portrait de Paul Morand ; une chanson pour Dani ; les dialogues d' Indomptable Angélique. Son souffle se perd dans trop de mots ; il le retrouve d'une fulgurance. S'accroche aux souvenirs. Les aime, puis les déteste. Entre Raphaëlle et la Polack, sa passion balance dangeureusement. Il ne peut se passer d'aucune des deux. On sent qu'il a des comptes à régler : « Toute sa vie, il s'était interdit de penser mal des femmes. Or tout à coup, il fut débordé par sa propre rage comme certains partis politiques par leurs extrêmistes. » Peine perdue.

Toupie la rage fut un échec. Ventes en dessous des espérances. Mauvaises critiques : « Avoir mis toutes ces qualités au service d'une intrigue aussi vulgaire, c'est suicidaire de la part d'un auteur dont la carrière avait commencé par un coup d'éclat. » (Jean-Didier Wolfromm). La Polack, surtout, prend le chemin des fugues. Direction l'Amérique. Elle reviendra trois ans plus tard. Pascal Jardin l'invitera à dîner ; la fera jouer dans La race des Seigneurs, son adaptation de Creezy de Félicien Marceau. On la remarquera peu. Il est vrai que Sydne Rome aimante tous les regards.

Ne pas oublier de répondre à la question que tout le monde s'est posé à la parution de Toupie la rage : qui était la Polack ? Un nom : Sophie Balick. Dans son salon, aujourd'hui, un portrait de Pascal Jardin. Elle ne l'a pas oublié. Ne lui en veut pas de son roman de dépit. Passage obligé des cœurs trop tendres. Toupie la rage refermé, on a très envie de relire Je te reparlerai d'amour et de regarder une nouvelle fois Le vieux fusil. Entendre Philippe Noiret, à la Closerie des Lilas, dire à Romy : « Je vous aime. » Des mots, là aussi, signés Jardin.

Pascal Jardin, Toupie la rage, Grasset, 1972
Texte paru in Schnock #15

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