mercredi 18 avril 2012

Plan de sauvegarde de la mélancolie


Dans le couloir des éditions du Globe, personne.
Il est 11 heures.
J'ai l’esprit encore sous le soleil pâle d'un long ouiquende amoureux en bord de mer, toujours dans les bras de Miss K, dans le parfum de ses cheveux, mes mains sur ses seins, à l'ombre douce de ses lèvres. Dolce vita, corps mêlés, temps retrouvé.
Avant de m’installer à mon bureau, je passe chercher à l'accueil La recherche du temps perdu, adaptée en BD par Stéphane Heuet. Il avait été question, un temps, de lancer une collection autour des classiques de la littérature en version illustrée. Ca traînait.
Dans les escaliers, Michel, responsable de la division courtage des éditions du Globe, cette vieillerie marketingue qui envoie dans les zones défavorisées de France des commerciaux dépouiller un peu plus des ménages déjà surendettés. Michel fait une drôle de gueule.

_ Tu as loupé la réunion avec Cathy.
_ Quelle réunion ?
_ Elle a annoncé que le plan social était lancé.
C'était prévu, tellement prévu que, ces dernières semaines, je recevais des coups de fil m'annonçant déjà la nouvelle.
_ J'ai appris qu'il y avait un plan social chez vous. Ca ne doit pas aller fort. Pouvez-vous me dire si un chef de produit, un responsable des ventes, un assistant achat se retrouvent sur le marché ? Ces profils-là sont très recherchés.
Je riais. Depuis quelques mois, je ne faisais plus grand chose. Les actionnaires italiens avaient décidé de geler la plupart des projets. J’arrivais très tard, je partais très tôt. Ca me convenait parfaitement. J’en profitais pour regarder des films de Rohmer, flâner dans les rues, griffonner quelques mots en terrasses. L’inaction, décidément, est la plus douce des vies.

***
Le lendemain, Cathy organisa une nouvelle réunion. Elle était accompagnée de Francky, son bras droit, pitbull trop serré dans son costume rayé de chauffeur UMP.
En bonne DRH, Cathy devait annoncer les postes supprimés. Elle était vêtue d’un tailleur noir, sa manière d’afficher son deuil avant la mise à mort. Depuis sept ans que je la voyais, elle avait sacrément grossi. Le régime cortisone, sans doute. Cathy, pourtant, avait dû être une jolie femme. Grande blonde à l’oeil coquin. Dans les sauteries de fin d’année ou de présentation des résultats du groupe, quand le mauvais champagne lui vrillait le cerveau, elle jouait volontiers de son charme fâné. Elle passait ses mains dans le cou des derniers arrivants, faisait des confidences aux plus anciens :

_ Quand j’étais jeune, j’allais tous les ans au Carnaval de Rio. Je dansais nue sur un char. Je dansais comme une folle et je plaisais beaucoup aux beaux brésiliens.

Je fais semblant de la croire, lui resservait une coupe.

_ Tu devrais nous montrer, Cathy. Ton art de la samba. Tu montes sur une table et tu mets le feu à la soirée.

Elle rougissait, riait en rejetant sa tête en arrière, s’éloignait. Fin de la parade sexy. Elle tenait ensuite son rang auprès du pédégé, un dandy italien qui s’ennuyait quand les chiffres prenaient trop de place. Il aimait Pasolini, Moravia et les films noirs américains. Il détestait Cathy.
_ Tu sais comment je l’appelle ?
_ Non ...
_ La putana ! Elle a toujours su faire ce qu’il fallait pour plaire à toutes les directions.

Avant d’annoncer à la trentaine de salariés réunis devant elle que tous les postes étaient supprimés, que la division n’existerait plus, Cathy n’avait cessé, les mois précédents, d’assurer que tout allait plutôt bien. Il en fallait pas s’inquiéter. Tout le monde travaillait très bien. Elle se sentait proche de chacun. Les éditions du Globe étaient une grande famille. Elle était un peu notre mère à tous. Elle veillait sur la plus sympathique et talentueuse des équipes. S’il y avait des bruits de couloir, ce n’était que médisances. L’autre division par contre, celle de l’étage, ne pas le répéter surtout, avait du soucis à se faire. Dans le discours de Cathy, ça sonna bizarrement :
_ Comme vous le savez, comme j’ai eu l’occasion de vous le dire, les  résultats sont très mauvais. Il a fallu prendre des décisions douloureuses. Mais une entreprise, et les éditions du Globe sont une entreprise comme les autres, a des comptes à rendre à ses actionnaires. Nous ne pouvons plus continuer ainsi.

Je regardais Cathy, en souriant. J’avais envie de couper sa langue qui, des mots, ne connaissait rien.
_ Tu racontes des bêtises, Cathy.

Elle s’énerva, maniant la colère comme elle maniait la séduction, excisée de toute élégance.
_ De quel droit te permets-tu ? Ton attitude n’est pas la bonne. Nous devons tout faire, ensemble, pour que la situation soit la moins difficile possible, que les choses ne s’éternisent pas.

Je me suis permis de lui dire que les résultats de l’entreprise étaient bons, que le groupe avait dégagé des bénéfices importants dans l’année. J’ai rigolé en lui faisant remarquer que les licenciements, désormais, étaient nommés des « plans de sauvegarde de l’emploi ». Je lui ai assuré, en me levant pour m’en aller, que la situation, au contraire, allait être de plus en plus difficile et que les choses allaient durer.
***
Alors que je quittais la salle de réunion, Cathy dit qu’il fallait prendre l’annonce qu’elle venait de faire avec calme, qu’elle restait là, en permanence pour chacun, qu’elle voulait être une aide, un soutien et, surtout, que, dans une vie professionnelle, il était écrit que chaque salarié connaissait un « plan de sauvegarde de l’emploi. » Pointe d’humour finale, elle précisa :

_ La bonne nouvelle, c’est que, ayant à vivre maintenant un « plan de sauvegarde l’emploi », vous ne revivrez plus cette épreuve avant longtemps...
Une fille éclata en sanglots, puis fixa Cathy :
_ En deux ans, c’est le deuxième que tu nous annonces.
Cathy ne sut pas quoi répondre. Je le fis pour elle, revenant quelques secondes dans la salle :
_ Rappelle-toi, Cathy. Tu avais annoncé la suppression de soixante postes, avec légèreté. Puis, à la fin, tu avais laissé couler une larme en nous disant que ce qui te touchait le plus, c’était le départ de Brigitte Canossa, la pédégé des éditions du Globe, après dix ans de si bons services. Son mandat n’avait pas été renouvelé par les actionnaires et, sans doute, ses indemnités négociées allaient la jeter à la rue, sur un carton, au milieu des SDF.

Je crois que mon sourire, définitivement, ne plaisait pas à Cathy.

2 commentaires:

Des idiots a dit…

Lecteur régulier de votre blog, je me permets de vous envoyer mon propre lien qui, je crois, correspond tout à fait à ce beau texte sur les joies et les allégresses de la vie professionnelle.

http://idiocratie2012.blogspot.fr/

Un idiot (parmi tant d'autres)

Anonyme a dit…

Je vais vous lire, cher idiot, avec plaisir.
ALG