samedi 5 novembre 2011

Le Bloc est ce qui existe de plus beau, de plus poignant, de plus noir, de plus précis et élégant sur les tristes temps où nous vivons


Ma flânerie autour de Gégauff - Une âme damnée - est finie, entre les mains et sous les yeux de Roland Jaccard, l'infâme et délicat RJ qui m'a fait le plaisir d'écrire des lignes touchantes sur sa lecture : http://www.rolandjaccard.com/blog/?p=2562
Ce n'est qu'un combat, continuons le début.
Il est surtout temps de dire, ici, que Le Bloc, le roman de Jérôme Leroy, est ce qui existe de plus beau, de plus poignant, de plus noir, de plus précis et élégant sur les tristes temps où nous vivons.
Jérôme est un ami, comme il en existe si peu. Il aime boire des vins naturels chez Casimir, rue de Belzunce, et parler des socialistes utopiques avec miss K. Il aime aussi la silhouette des jeunes filles et les paysages des îles, les mots de Roger Nimier et Roger Vailland, de Manchette et d'ADG. Le titre du dernier recueil de Patrick Besson, Le hussard rouge, aurait pu être inventé pour lui. Il dit tout sur son style, c'est-à-dire sur son intelligence profonde et légère des choses de la vie, donc de la littérature.
Il y a longtemps, dans une interviouve, Michel Houellebecq indiquait que le roman qu'il aimerait écrire s'intéresserait à l'extrême-droite française de ces trente dernières années. Houellebecq a oublié son envie dans ses exils. Jérôme a écrit ce livre, avec la "grâce efficace" qu'on retrouve dans chacun de ses textes, quels qu'en soit le genre puisque sa langue crée une unité parfaite entre romans, poèmes, flânerie à la Bernard Frank du côté des lunettes noires et nouvelles.
Dans Le Bloc, suite toujours plus désespérée de Bref rapport sur une très fugitive beauté, de Monnaie bleue et de La minute prescrite pour l'assaut, la France a peur, la France morfle.
Des émeutes partent de la périphérie des villes, gagnent le centre. La finance assassine les pauvres et les classes moyennes. Les politiciens collaborent à la mise à sac des émotions. La trouille gargouille au ventre de tous. Les Arabes détestent les Juifs qui détestent les Blancs qui haïssent les Jaunes. Un parti, Le Bloc, est en train de rafler la mise tant espérée : une République en lambeaux et les strapontins du Pouvoir. Deux hommes, frères d'âme et de sang versé, se souviennent, le temps d'une nuit.
Dans un appartement des quartiers chics et tocs de Paris, Antoine attend le retour d'Agnès - sa belle amoureuse, la fille d'un vieux chef nationaliste et la Présidente du Bloc - qui négocie des postes ministériels. Il tire le bilan de sa vie, armé de mélancolie jusqu'aux dents : "Finalement, tu es devenu fasciste à cause d'un sexe de fille." Il a écrit des romans à la hussarde, s'est lassé, n'écrit plus que des notes d'intentions politiques sans y croire. Il boit de la vodka, regarde sur son écran TV le décompte des victimes de la guerre civile en cours. Il zappe sur Masculin/féminin de Godard, caresse le visage lointain de Catherine-Isabelle Duport. Il espère que Stanko, son ami, va s'en sortir.
Dans une chambre d'hôtel miteuse, Stanko attend la mort. Chef du service d'ordre et des coups tordus du Bloc, il n'a plus sa place dans un Parti de gouvernement respectable. Trop d'os brisés, trop d'accidents de voitures. Il vient de la misère des villes ouvrières du Nord, s'en est sorti à coups de poings, c'est impardonnable. Les gros bras qu'il a lui-même formés sont à ses trousses. Stanko n'offrira pas sa peau aux chiens. Stanko se demande pourquoi Antoine a laissé la traque s'organiser.
Le Bloc est une tragédie chorale : les voix d'Antoine et Stanko se répondent ; leurs trajectoires se mêlent. Il est question d'une époque où intellectuels et prolos se retrouvaient pendant leur service militaire, où les beuveries entre camarades se terminaient en chanson et par une évocation du Feu follet de Drieu la Rochelle, où l'amour et l'amitié pouvaient abolir le hasard des destins.
Le Bloc, en effet, est un roman d'amour et d'amitié qui plonge dans 30 ans d'histoire de France, la raconte avec le dandysme du Samouraï de Melville, la rage au coeur. Bien sûr, chacun trouvera des ressemblances entre le Bloc et le FN, entre Agnès et Marine, entre le vieux Dorgelles et un amateur borgne des points de détail. Bien sûr, quelques crétins soulignent déjà que Jérôme connaît "trop bien" son sujet.
"Trop bien" ? Jérôme se balade dans notre cher et vieux pays, celui d'Aragon et de de Gaulle. Il boit des canons dans les bistrots avec les prolos. Il les écoute comme il écoute les bruits de fond derrière les parades médiatiques. Il regarde, désabusé, la fermeture des usines et le racisme ordinaire. Il n'oublie pas les paysages d'avant la fin du monde, les bords de mer et les plaisirs sur le fil du rasoir. Il aime la France, malgré elle et au plus près d'elle, de ses routes, de ses campagnes, de ses villes, de ses clochers, de ses luttes sociales, et même de ses dérapages incontrôlés. Ses personnages viennent de là, de son regard, des bribes de la réalité saisies au vol. Et c'est ainsi qu'il faut lire et relire Le Bloc. Pour savoir où nous en sommes d'un bel aujourd'hui toujours plus laid, pour se souvenir aussi de ce qui nous a rendu heureux, de ce qui nous étreint sans fin : les escapades amoureuses sur les plages bretonnes, les départs décidés à la dernière minute, les villages blanc et bleu des Cyclades, les poèmes de Baudelaire, les longs corps nus sous les draps, la nonchalance et les hameaux paisibles, les touffes foisonnantes et noires comme l'origine du monde, le sexe d'une fille endormie.

Jérôme Leroy, Le Bloc, "Série noire", Gallimard, 2011

7 commentaires:

Florence a dit…

Votre texte est tout simplement magnifique.

Arnaud Le Guern a dit…

Merci à vous chère Florence.

Alf a dit…

A la fin du monde d'avant, j'habitais de l'autre côté du bld Beaumarchais, rue du Pasteur Wagner, à deux pas de la place des Vosges. Certains soirs il y avait du chahut et je ne savais pas très bien qui était Jean-Edern Hallier.
A la fin du monde d'avant, un beau soir de juin, je suis allé à la piscine Deligny pour une soirée rock et très jolies filles. Y étiez-vous?
En tout cas, là, aujourd'hui, je crois bien qu'on a lu le même livre.

Joël H. a dit…
Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.
Joël H. a dit…

Ah, bravo, quel beau texte.
[mais la vérité hélas est sans doute bien plus prosaïque - et la fin du monde disait l'autre sera bien triste.]

Marignac a dit…

JEH était un pitoyable tas de merde,et c'est même peu dire, mais Le Bloc est un beau livre, comme cette cette serpillière de Houellebecque n'aurait pu écrire.

Koopa Troopa a dit…

Ce roman aurait pu se passer en Europe de l'Est dans les années 90. En Roumanie par exemple, ou le meilleur tueur de la Securitate serait traqué par son ancien chef aux portes de la Présidence, chef repeint en rose social-démocrate et soutenu par l'Union Européenne - un de ses cousins y est député français - et par les USA - un de ses cousins y est banquier d'affaire...