Rue de la bûcherie, devant Shakespeare
and Company, la pluie fait claquer ses stilettos. Une foule
joyeuse prend l'eau. Tout le monde ne rentrera pas. Sylvia Whitman,
âme blonde des lieux, nous guide jusqu'à la salle bondée. Au
premier rang, Christine – maman de Frédéric Beigbeder – et
Lara, brune héroïne. L'écrivain est bien entouré. Il commence, en
anglais et en douceur, sa lecture. Oona O'Neill apparaît dans la
fumée du Stork Club ; J.D. Salinger n'a d'yeux que pour
elle. On le comprend. Truman Capote s'invite. Fusées mondaines et
railleries haut perchées sont au rendez-vous. A chaque mot,
Beigbeder rafle la mise. Son élégance touche à l'oral comme à
l'écrit. Il répond à des questions, digresse autour de l'idée de
« love story » : « Dans la vie, c'est
toujours mieux quand l'amour est réciproque ; dans un livre,
surtout pas ! » Un moment de grâce : la plus
charmante des actrices anglaises, Lola Peploe, lit une nouvelle de
J.D. Salinger : « The heart of a broken story ».
Parue dans Esquire en 1941, elle n'a jamais été republiée.
La voix de Lola épouse au plus près les phrases de Salinger :
elle caresse et elle cogne. Nous n'avons pas le temps de regretter la
fin du texte. Annie Chaplin, fille de Oona et Charlie Chaplin, se
lève. Elle est heureuse, émue. Entre ses mains : une lettre,
datée de 1940, de Salinger à Oona. Un cadeau pour Frédéric, après
avoir été séduite par son roman. La lettre est une merveille de
drôlerie poétique : "Tu es une menteuse. Les menteuses
ne vont pas au paradis. Seules les filles avec des bagues sur les
dents vont au paradis. Et Rita Hayworth" ; "Dans
l'avenir, je serai gay, je descendrai Park Avenue sur un cheval blanc
en jetant des bouteilles de champagne sur les mendiants aveugles."
La lecture achevée, personne ne veut partir. Des bulles, de la
maison Ruinart, permettent de prolonger le plaisir. Lola Peploe,
elle, préfère un verre de vin. On le lui sert volontiers. Les
conversations s'envolent. Alain Kruger évoque Pascal Thomas et
Jean-Yves Katelan ; Fabrice Gaignault regrette que The Way
We Lived Then, de Dominick Dunne, ne soit pas édité en
France. Nous flânons entre les fantômes d'Hemingway et de
Fitzgerald. Un lit, dans une pièce remplie de livres, attend qu'on
s'y allonge. Les vagabonds de la littérature, appelés
« tumbleweeds », sont ici chez eux. Alors que Frédéric
Beigbeder récite, en trinquant, un poème de Paul-Jean Toulet, une
ultime pensée s'impose : « la douceur des choses ».
Papier paru dans Le Figaro, "Ca c'est Paris", décembre 2014
2 commentaires:
Belle et élégante chronique, cher ALG.
Je lis vos mots avec retard cher ami balnéaire. Grazie mille ! A très vite. ALG
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