mercredi 18 décembre 2013

De l'inutilité du bonheur


 
On se souvient d’une expression : « C’est que du bonheur ! » C’était le début du siècle. Elle sortait de la bouche d’une bimbo blonde enfermée, sous l’œil de Big Brother et de millions de fans, dans une maison en carton-pâte. Elle se croyait heureuse ; elle ne l’était pas. Elle est aujourd’hui perdue, entre tentatives de suicide et hôpitaux psychiatriques. Sa fausse joie initiale est toutefois sur toutes les lèvres. Il suffit que l’équipe de France de football gagne un match ; qu’un président normal ou bling-bling soit élu ; qu’un fils-à-papa humoriste se retrouve en tête des ventes pour un livre au style boursouflé. La sentence, chez les amputés de toute sensibilité, est toujours identique : « C’est que du bonheur ! » Le bonheur, pourtant, n’est plus une idée neuve en France. Il s’agit de tendre l’oreille. Du côté des usines Goodyear ou Mory Ducros, comme dans les rangs serrés de Bretons portant un bonnet rouge, les cris sont de colère. En écho, une mélodie : "Fuir le bonheur de peur qu'il ne se sauve/ Que le ciel azuré ne vire au mauve/ Penser ou passer à autre chose/ Vaudrait mieux". On touche, là, au cœur de la vérité. Le bonheur ne ressemble en rien au concept marketing pour moine bouddhiste que des animateurs télé cherchent à nous vendre. Le bonheur, dont les Français se moquent, est une incitation à la fugue sur le fil du temps qui passe mal : une quête sans fin du plaisir, la blue note des émotions. La France, en effet, est le pays de la douceur des choses, du spleen et des éclats d’âme. Un singulier coquetèle, « horreur de la vie et extase de la vie » intimement mêlées, qui offre des sourires et des sanglots longs. Pour achever de se convaincre de l’inutilité du bonheur, flânons entre les lignes de quelques textes qui nous sont chers. Paul-Jean Toulet esquisse la silhouette de Nane, une « fille de joie » dont la légèreté cache les larmes. Nimier nous parle des Enfants tristes. Françoise Sagan, surtout, nous murmure, avec grâce : Bonjour tristesse. Sagan : « charmant petit monstre » et étoile des lettres, morte ruinée et oubliée. « C’est que du bonheur ? » Il est l’heure de relire Sagan. Pour notre plaisir, ce que nous avons de plus précieux.
texte paru dans Le Point, le 5 décembre 2013

Aucun commentaire: