Non, Patrick Modiano n’écrit pas toujours le même livre. Le cliché est presque parfait, mais faux. A chaque roman, depuis La Place de l’Etoile, en 1968, Modiano rédige un chapitre de sa recherche, non pas du temps perdu, mais flou. C’est son côté proustien et c’est ce qui apparaît avec la publication d’un volume Quarto réunissant dix de ses textes, de Villa triste (1975) à L’Horizon (2010).
On peut s’étonner que la trilogie
romanesque inaugurale - La Place
de l’Etoile,
La ronde de
nuit, Les boulevards
de ceinture –
ne
figure
pas
dans
la
sélection.
Toute
la
veine
autobiographique
de
Modiano,
en
effet,
y
est
déjà
présente.
Toujours,
on
retrouve
un
jeune homme flânant dans les rues de Paris occupé. Il quête des
traces de son père. La fumée des cigarettes Vogue brouille les
regards. Des femmes blondes portent des manteaux de fourrure. Une
mère est souvent absente. Des numéros de téléphone sonnent dans
le vide. La rue Lauriston intrigue. La fugue est une nécessité. Le
volume Quarto, justement, même amputé, est une longue fugue de plus
de mille pages.
Comme Modiano revenant sans fin sur ses
obsessions, on ne se lasse pas de le suivre dans ses mots. Dès Villa
triste, on s’accroche aux pas du narrateur :
« Que faisais-je à
dix-huit ans au bord
de ce lac, dans
cette station thermale
réputée ? » Il y a beaucoup de question chez
Modiano. Les réponses, elles, se trouvent à tâtons. Les titres des
romans nous donnent des pistes : Livret de
famille, Rue des
boutiques obscures,
Remise de peine.
Nous sommes dans une enquête au long cours. Les phrases sont des
indices : « Je n’avais
que vingt ans, mais
ma mémoire précédait ma
naissance. J’étais sûr,
par exemple, d’avoir
vécu dans le Paris
de l’occupation puisque
je me souvenais de
certains personnages de
cette époque et de
détails infimes et
troublants, de ceux
qu’aucun livre d’histoire
ne mentionne (...)
J’aurais donné tout
au monde pour devenir
amnésique. »
Au fil des pages, une tension bizarre
prend à la gorge. Il y a des accidents de voiture, des maisons qu’on
pourrait croire hantées. Un mystère entoure Rudy, le frère de
Modiano. Il est à la fois partout et absent : singulière
impression. Son ombre semble se superposer à celle de la petite Dora
Bruder, 15 ans en 1941. Elle habitait 41 boulevard Ornano. Elle a
disparu. On ne la reverra que dans le roman que Modiano lui consacre,
cinquante-six ans plus tard.
Monument de grâce mélancolique
offerte à une morte très vivante, Dora Bruder
touche au plus intime de la tristesse. Dans Un
pedigree, Modiano va encore plus loin, mémoire
définitivement mise à nu : « Je suis
né le 30 juillet
1945, à Boulogne-Billancourt,
11 allée Marguerite, d’un
juif et d’une
Flamande qui s’étaient
connus à Paris sous
l’Occupation. J’écris
juif, en ignorant ce
que le mot signifiait
vraiment pour mon père
et parce qu’il
était mentionné, à
l’époque, sur les
cartes d’identité. Les
périodes de haute
turbulence provoquent souvent
des rencontres hasardeuses,
si bien que je
ne me suis jamais
senti un fils légitime
et encore moins un
héritier. »
Sur ses parents, Modiano dit tout, sans
larmes, agent secret de leur vie et de la sienne, c’est-à-dire
d’une France troublée. Il nous transporte quai Conti, au numéro
15, dans l’appartement familial d’une famille qui n’en est pas
une. Les gens, autour de lui, connaissances de son père ou de sa
mère, ressemblent à des fantômes aux couleurs passées. Les dates
claquent, telles des balles dans la peau du temps. La guerre
d’Algérie, aussi, fait un drôle de bruit à ses oreilles
d’adolescent reclus dans un pensionnat de Haute-Savoie.
Il est impossible de lâcher Un
pedigree, de ne pas le reprendre plusieurs
fois, de souligner des pages entières. On comprend pourquoi Modiano
a titré, en citant Guy Debord, son roman suivant : Dans
le café de
la jeunesse
perdue. On comprend surtout que, pour lui,
l’abandon n’est pas qu’un sentiment, mais un souffle incurable
au coeur: « A part mon
frère Rudy, sa mort,
je crois que rien
de tout ce que
je rapporterai ici ne
me concerne en profondeur.
J’écris ces pages
comme on rédige un
constat ou un curriculum
vitae, à titre
documentaire et sans doute
pour en finir avec
une vie qui n’était
pas la mienne. »
Patrick Modiano, Romans, Quarto
Gallimard, 2013Version intégrale du texte paru dans Causeur, juillet/août 2013
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire