Il faut imaginer une époque où les best-sellers français ne ressemblaient en rien à des objets marketing. Il n’y avait pas d’études de marché pour sonder la lectrice-cible. Il y avait des histoires et du style, la fameuse « petite musique » de l’artiste : Les Racines du ciel de Romain Gary, en 1956 ; Bonjour Tristesse de Françoise Sagan, en 1954 ; Caroline chérie, quelques années plus tôt.
Nous sommes en 1947. Jacques Laurent est un jeune écrivain inconnu. On lui doit une poignée de romans policiers et sentimentaux, sous pseudonymes. La guerre, qu’il passa en eaux troubles, lui a laissé le goût de l’aventure, des amis et un long texte en chantier : Les Corps tranquilles.
Pour aller au bout de son futur chef-d’œuvre, Jacques a besoin d’argent. Dans un bar de la rue de la Bourse, chez Mémène, il en parle avec Charles Frémanger, le patron des éditions Froissart. Ils boivent et fument, sans modération. Sartre, déjà, est dans le collimateur de Jacques Laurent. L’existentialisme et l’engagement, quelles conneries. Antoine Blondin, Pierre Boutang et Michel Déon – habitués du bistrot – sont d’accord. Avec Roger Nimier, on tient là une bande d’écrivains que Bernard Frank, dans Les Temps modernes, nommera les « Hussards ». Ça ne voulait pas dire grand-chose, c’est resté : « Ils aiment les femmes (Stendhal, Elle), les autos (Buffon, Auto-Journal), la vitesse (Morand), les salons (Stendhal, Proust), les alcools (un peu tout le monde), la plaisanterie (leur mauvais goût). »
Chez Mémène, Frémanger soumet une idée à Jacques Laurent : écrire un gros livre à succès. Les éditeurs sont de drôles de zozos. D’un claquement de doigts, il faut décrocher le jackpot. Frémanger veut surtout réussir le hold-up parfait, à la manière d’Autant en emporte le vent de Margaret Mitchell et Ambre de Kathleen Winsor.
Jacques Laurent hésite. Il aime Alexandre Dumas et Balzac, l’histoire happée par le roman, les héroïnes et la liasse de billets promise par Frémanger. Mais il ne veut pas seulement être un « écrivain pour bonniches ». Il se procure quand même les deux pavés américains, les lit : pas terrible. Les femmes, pourtant, adorent. Elles ne jurent que par Scarlett et Ambre, paysanne devenue courtisane dans l’Angleterre de Charles II.
Jacques Laurent a compris : une jolie demoiselle, des soubresauts historiques, des rebondissements feuilletonesques et c’est gagné. Il annonce à Frémanger qu’il relève le défi : deux millions de signes, mille pages, un best-seller. Son héroïne s’appellera Caroline de Bièvre, une aristocrate tourangelle de seize ans. On la découvrira en juillet 1789, arrivant à Paris. Elle sera ravissante, frivole, passionnée. Elle traversera les troubles de la Révolution. Elle sera violentée. Elle se bagarrera comme une chiffonnière. Elle se sauvera des pires traquenards.
À partir d’avril 1947, Jacques Laurent passe ses matinées à la Bibliothèque nationale pour se documenter. L’après-midi, dans une chambre d’hôtel, il dicte. Sa secrétaire, Mme Jacquet, est une brune sensuelle aux yeux bleus. Le soleil pointant par la fenêtre, elle tape en short et pieds nus. Quand la température grimpe, elle déboutonne son chemisier. En août, Claude Martine prend sa suite. Claude Martine, bientôt, sera Mme Jacques Laurent. Caroline, c’est un peu elle : son visage, sa peau immaculée et ses remarques pertinentes sur la manière de se vêtir et se dévêtir.
Dictant son roman, Jacques Laurent se prend au jeu. Caroline cherche toujours à retrouver son grand amour : Gaston de Salanches. Ça ne l’empêche pas de coucher à droite, à gauche, avec n’importe qui : girondins, montagnards, seigneurs chouans, sans oublier un mari falot et d’adorables jeunes filles. Son corps est son bien le plus précieux ; son cœur, d’une futilité irrésistible. La fin de l’histoire – « Encore une marche, et elle saurait » – augure de nouvelles aventures.
En janvier 1948, Caroline chérie paraît en librairie sous la signature de Cecil Saint-Laurent. Le pseudonyme sonne anglo-saxon et féminin, c’est parfait. Dans des journaux pas encore people, on évoque un haut fonctionnaire préservant son anonymat à cause des passages olé-olé. Les lectrices, elles, semblent bouder. Frémanger s’angoisse : son hold-up sent le fiasco.
Un mois plus tard, grâce au bouche à oreille, les ventes du livre s’envolent. Caroline est sur toutes les lèvres. Elle enchante, amuse, fait grimper le désir des deux sexes. Un peu partout, on s’arrache la présence de Cecil Saint-Laurent, l’auteur mystérieux. On le veut en province, dans les palaces, dans les casinos, dans les halls de gare. L’argent remplissant ses poches trouées, il constate : « C’est en quittant un Paris encore engourdi dans l’hiver et en me réveillant devant la Méditerranée, où c’était presque l’été, que j’ai su que j’étais riche. »
Best-seller, Caroline chérie permet à Jacques d’achever Les Corps tranquilles, d’acheter les voitures de ses rêves (une Buick et une Chevrolet) et de devenir un cador du septième art. Des producteurs ont décidé, très vite, que Caroline devait se dévoiler sur grand écran. Les actrices se bousculent pour incarner l’héroïne. Dany Robin, vue chez Marcel Carné et René Clair, est bien placée. Problème : elle ne plaît guère à Jacques Laurent. Jacques est sous le charme d’une starlette : Martine Carol. Il lui envoie un exemplaire dédicacé de son roman : « À Martine Carol, Caroline chérie, en chair et en os. » La « Marilyn française » est blonde, voluptueuse. Elle n’a pas fait grand-chose, mais, dès qu’elle apparaît, elle attire tous les regards : une BB d’avant Et Dieu créa la femme. Bardot, d’ailleurs, dira : « Vadim m’a créée, mais Martine Carol avait inventé son modèle. »
Caroline chérie, réalisé par Richard Pottier sur un scénario de Jean Anouilh, sort dans les salles en 1951. Si les critiques sont plutôt mauvaises, le triomphe est immédiat. Cecil et Martine posent à la une des magazines à couverture glacée. L’actrice et l’écrivain : un couple très glamour. Ça doit cacher quelque chose. Le 6 février 1967, fanée par les sunlights, l’alcool et les médicaments, Martine Carol sera retrouvée morte dans sa chambre de l’Hôtel de Paris, à Monte-Carlo. Jacques Laurent a la gorge serrée et, dans la tête, une phrase de Caroline chérie : « Ma chérie, êtes-vous suffisamment sûre que vos seins sont les plus beaux du monde ? »
Oui, Martine Carol avait, dans les années 1950, les plus beaux seins du monde. Elle était le sex-symbol de la IVe République. Les messieurs la désiraient ; les femmes se paraient à son image. Il faut avouer, néanmoins, que le film fleure son après-guerre. Un remake, pourquoi pas, serait bienvenu. Les Américains devraient s’y intéresser. Amber Heard ferait, après ses prestations dans Informers et Rhum Express, une exquise Caroline de Bièvre.
En attendant, lisons et relisons Caroline chérie. Les dialogues sont brillants ; les répliques fusent. On est à la fois au cœur de l’Histoire et d’une éducation sentimentale, au plus près des courbes belles. Des poèmes ressemblent à des pastiches de Paul-Jean Toulet. On a envie de souligner des phrases. Quand Jacques Laurent décrit une dérive urbaine de Caroline : « Sans but, elle flânait. Elle rejoignit les quais de la Seine. La rivière était éclatante de lumière. Dans une pâtisserie, on vendait des sorbets. Elle y entra et dégusta avec plaisir la glace parfumée. » Quand il livre son spleen passager : « Je m’ennuie, je m’ennuie ; vais-je m’ennuyer ainsi toute mon existence ? » Quand son héroïne se révèle sous les caresses : « Elle découvrait une à une toutes les sources du plaisir inconnu que celait son propre corps et que lui révélaient les lèvres et les mains expertes de son ami. Avec un bel et joyeux appétit, elle s’offrait tout entière, n’esquissant aucun geste de défense, pas même lorsque son cavalier s’en prit à son corset qu’il essaya de dégrafer. Au contraire, se soulevant à demi, elle l’aida avec un rire frais : — Vous êtes le plus maladroit des garçons ! — Je ne le pense pas, ma chérie…, dit-il en mettant à nu la jeune et magnifique poitrine audacieuse qu’il couvrit aussitôt de savants baisers. »
Aujourd’hui comme hier, les best-sellers du moment ne font pas le poids face à Caroline chérie. Il y a, dans l’art romanesque de Jacques Laurent, beaucoup plus que cinquante nuances de gris, plus sombres ou plus claires. Au hasard de n’importe quelle page, il sait esquisser la silhouette des femmes, leurs sentiments, leurs robes, leurs dessous chics. De ses mots, il prend du plaisir et aiguise les sens : un vrai dandy libertin, chic, toujours léger et profond. Le même qui, le 29 août 1970, toujours sous le pseudo de Cecil Saint-Laurent, publie dans Paris Match un reportage dilettante autour de naïades révélant leurs seins nus et bronzés sur les plages de Saint-Tropez. Le même encore qui, un an plus tard, obtient le prix Goncourt pour Les Bêtises. Le même enfin, après Caroline, qui nous rend fou d’héroïnes prénommées Hortense, Clotilde, Clarisse et, dans ces bijoux seventies que sont La Bourgeoise et La Mutante : Catherine et Charlotte.
Il est temps, donc, de (re)découvrir Jacques Laurent, alias Cecil Saint-Laurent, la plus belle plume de 1948 et de 2013.
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