vendredi 12 décembre 2008

L'enfer du Nord

Qui est Gina, l’étrange héroïne de La langue chienne d’Hervé Prudon ? C’est le genre de fille qu’on rencontre au mariage d’une lointaine connaissance : «Elle avait quelque chose d’une petite bohémienne qui attend en janvier je ne sais quoi à la porte d’un supermarché dans une tache de soleil.» Entre mousseux tiède et blagues lourdaudes, elle tape dans l’oeil de Martin, dit Tintin, qui délaisse sa périphérie parisienne pour la suivre. Direction le Nord, un lopin de France où la joie a pris la poudre d’escampette. «Enfant de la classe moyenne, avec toute une éducation à refaire», Tintin essaie de délimiter, par les mots, l’étendue du désastre : «Cette Côte d’Opale – eau pâle tu parles ! - sent la moule noire et le mazout […] Le ciel blindé vous pleut de la balle dumdum chemisée métal, vous troue la tête et plombe le dos.» Gina, elle, préfère œuvrer dans le raccourci : «A part le cul et la bière, y a rien pour réchauffer les pauvres.» Le «cul», Gina le pratique un peu avec Tintin ; beaucoup avec Franck, son amant à domicile. Un drôle de ménage à trois sur fond d’ennui, de parties de Barbecue et de télévision allumée non-stop.
Le bal des paumés
Franck, gros bras et champion de char à voile, se moque de Tintin, l’appelle «Bourvil». Quand il le trouve trop bavard, il frappe. Tintin pense alors à son père, «un petit bonhomme de Sempé», se souvient d’une fugue de Gina quand le bonheur se rapprochait : «Le bleu coulait de ses yeux comme le sang noble d’une blessure.» Pour qu’infusent les douleurs, il s’enfuit sur les dunes, récite au vent des vers de Saint-John Perse et de Blaise Cendrars : «Ce n’est qu’une enfant, blonde, rieuse et triste,/ Elle ne sourit pas et ne pleure jamais». Le soir, c’est pourtant à côté du chien que Tintin s’endort.
Dans La langue chienne, l’amour et la haine se mêlent indistinctement. Il n’y a ni bons, ni mauvais, seulement des paumés qui cauchemardent un ailleurs impossible comme le font les clandestins de Sangatte. Le souvenir mal éteint d’un bébé mort-né et la violence tapie dans les corps imprègnent l’histoire d’une odeur de drame inéluctable. Rien d’étonnant : «C’est juste que le fait-divers sordide est au Pas-de-Calais ce que la tragédie antique est au Péloponnèse.»
De retour à la Série Noire – il y a déjà publié, notamment, Mardi gris, Nadine Mouque et Tarzan malade –, Hervé Prudon arrive avec, dans son baluchon, ce que nous avons toujours aimé chez lui : un désespoir d’enfant triste et une rage cabossée où l’humour torpille le langage. Les armes du poète célinien quand, se cognant à la réalité la plus noire, il tire ses dernières cartouches : «On se retrouve au bout de quelque chose, navré, désarçonné, sans arguments, de retour de croisade, on a perdu sa foi. On a vu le soleil en face, Byzance. On est à la fin de quelque chose et, à la fin des fins, il n’y a même pas de fin, et le ciel s’en va, au vent mauvais, raflé, déporté, comme ces convois de nuages plombés d’ouest en est.»
Hervé Prudon, La langue chienne, La Série Noire, Gallimard, 2008.
Article paru dans l'Opinion indépendante, le 12/12/08.

3 commentaires:

Jérôme Leroy a dit…

du caviar noir, pirate, du caviar noir.
Céline, en fait...

Marignac a dit…

Non Hervé n'est pas Céline, et heureusement, parce que les "comme Céline", ça craint. Je dois reconnaître qu'il a fait un effort et que son bouquin tient la route. Il a même renouvelé ses calembours. Je persiste à dire que si, et cette réflexion s'applique aussi à un certain J. Leroy, il se cassait un peu plus le train à écrire une histoire, on aurait des chef-dœuvres. Mais il est facile comme ce JL de contrebande, alors il vit sur son talent naturel. Qui est-ce qui m'a foutu des tire-au-cul pareils ? Et doués, en plus. mais non. Ils attendent le producteur avec le carnet de chèques; D'ici là ils nous prodigueront leurs récits avec désinvolture.

Marignac a dit…

Tarzan Malde est paru aux Éditions des Autres, à l'origine, une petite boîte disparue des années 80.